Egypte, Covid et le triomphe de l'économisme

Dans cette tribune Jamal Bouoiyour, enseignant-chercheur à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour, revient sur la nécessité, pour les citoyens du monde, de penser l'avenir, « un autre avenir, qui soit différent des récits des organismes financiers, et de le rendre possible », alors que « l'économie ne doit plus régenter le parc humain ; l'action politique ne doit plus se courber devant l'instance économique ».
Jamal Bouoiyour est enseignant-chercheur à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour.
Jamal Bouoiyour est enseignant-chercheur à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour. (Crédits : J. Bouoiyour)

Après une crise économique aiguë qui a vu les déséquilibres macro-économiques s'effondrer (hausse inquiétante du déficit public, assèchement des réserves de change, explosion de la dette publique, croissance titubante) suite au printemps arabe, l'Egypte, sous l'égide du FMI et de la Banque mondiale, a mis en place, en novembre 2016, un plan d'ajustement structurel assorti d'un prêt de 12 milliards de dollars, dont les résultats ont été salués, de manière unanime. Les responsables politiques égyptiennes (gouverneur de la Banque centrale et le ministre de l'Economie) et les organismes internationaux (FMI, Banque mondiale), les agences et organismes de presse spécialisées (Bloomberg, Financial Times, entre autres) les grandes banques d'investissements (Morgan Stanley, pour ne citer que cette banque), les agences de notation (Moodys) n'ont pas tari d'éloges sur ce que d'aucuns appellent « la meilleure histoire des réformes au Moyen-Orient ». Excusez du peu !

Qu'en est-il exactement ?

L'accord triennal avec le FMI a permis à l'Egypte de restaurer sa stabilité macroéconomique. Il faut dire que le pays revient de loin. Après « le printemps arabe » et la gestion calamiteuse des frères musulmans, tous les voyants étaient au rouge : inflation dépassant allègrement les 14%, des taux d'intérêt à 17 %, un déficit budgétaire équivalent à 11% de la richesse nationale, celui de la balance des paiements à 7,7 %, des réserves de change à sec, des taux de chômage records...Bref une économie exsangue et un pays à l'arrêt. La mise en place du programme d'ajustement a insufflé, à n'en pas douter, une dynamique intéressante à l'économie égyptienne. Le taux de croissance de 2019 a été estimée à 5,9 %, ce qui est, du reste, une excellente performance dans le contexte des pays MENA, même si le pays a besoin d'une croissance de 8 % pour créer des emplois. Le taux de change a été libéralisé, les déficits ont été contenus, le taux d'endettement a diminué, les conditions de financement extérieur se sont améliorées, les exportations ont augmenté et les investissements directs étrangers sont bien repartis à la hausse... A cela, il faut ajouter le soutien financier substantiel des pays du Golfe amis (en particulier, l'Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis) et ennemis jurés des Frères musulmans.

Avec la propagation de la pandémie du Covid-19, les autorités ont fait le choix délibéré de ne pas paralyser l'activité économique et d'imposer un confinement « light ». Il n'est pas question de laisser le virus gâcher les efforts fournis et les résultats obtenus de « haute lutte » par ce pays (dixit le FMI). Sans entrer dans la polémique qui a trait aux nombres de contaminés et de décès liés au coronavirus (il y a tant de choses à dire à ce niveau), les prévisions des organismes internationaux montrent une baisse de la croissance économique suite à la crise actuelle, mais elle reste soutenable (3% de taux croissance pour 2020, au lieu des 5,8% initialement prévus). Là aussi, la résilience de l'économie égyptienne est saluée !

Dans la même veine, le 11 mai dernier, l'Egypte a obtenu un prêt de 2,8 milliards de dollars du FMI, sans aucune difficulté. Le succès ne s'arrête pas là, dix jours plus tard, le pays des pharaons a réussi à émettre 5 milliards de dollars de dette obligataire, sans coup férir. Les prêteurs n'ont pas hésité à sourire à la dette égyptienne avec un carnet d'ordre de 22 milliards. Le pays s'est payé le luxe de resserrer les conditions initiales de 0,5% sur chacune des trois maturités avec une émission à 40 ans, et ce pour la première fois. C'est aussi la plus grande adjudication de ce type réalisée en Egypte. C'est dire la confiance dans le plan égyptien en cette période de vaches maigres et d'incertitude grandissante. Les médias occidentaux spécialisés n'ont pas hésité à saluer les prouesses du gouvernement Al-Sissi, sans parler des médias nationaux inféodés, qui parlent de clairvoyance de Raïs. Tout va bien Madame la marquise, « Business as usual » !

Quant au taux de chômage qui a régulièrement diminué depuis 2014 (13,1%), il devrait remonter pour atteindre 11,6% en 2021 (contre 8,6% en 2018 et 8,1% en 2019). Si l'inflation a bien baissé à la faveur de la mise en plan du plan de restauration de 2016, le FMI s'attend à une hausse en 2021 (7,2%). Globalement, on peut dire que l'économie égyptienne a fait montre d'une résilience insolente, si on la compare aux autres pays MENA.

Il faut secouer l'arbre pour que les fruits finissent par tomber

Les fondamentaux de l'économie égyptienne sont bien connus : l'agriculture, le tourisme, la construction et le pétrole. Les remises de fonds de la diaspora égyptienne jouent aussi un rôle primordial pour financer l'économie nationale. La baisse régulière du chômage des dernières années (avant le Covid) a profité principalement à ceux qui travaillent dans ces secteurs. Or, les trois premiers secteurs sont connus pour offrir des salaires faibles et des conditions de travail précaires, sans oublier un secteur informel imposant (50% de l'emploi ; d'après un rapport de la Banque mondiale). En tout cas, les organismes internationaux et les prêteurs semblent confiants dans les perspectives de l'économie égyptienne depuis les réformes de 2016, malgré le coup de froid généré par la pandémie du Covid.

Il faut cependant souligner la brutalité de la réponse du régime égyptien à toute velléité démocratique, qui paraît, à plusieurs égards, choquante et disproportionnée. Certes, la situation sécuritaire demeure tendue dans le pays, avec des attaques terroristes sporadiques, mais pour le moment le général Al-Sissi tient le pays d'une main de fer. Malgré la pénibilité de la vie pour beaucoup d'Egyptiens et leur mécontentement, l'éventualité d'un renversement du régime semble éloignée, du moins pour l'instant. Il n'empêche, le silence complice des chancelleries occidentales, américaines en tête, à propos des droits de l'homme est tout aussi angoissant. Ces dernières feignent de découvrir les agissements d'un Raïs, sûr de lui et sans pitié avec ses opposants politiques et ses détracteurs, en se contentant d'une démarche déclaratoire. Le problème ne s'arrête pas là. Au moment où les thuriféraires du libéralisme débridé claironnent, à qui veut l'entendre, le succès du programme de réformes égyptiennes, le taux de pauvreté a atteint des seuils plus qu'inquiétants.

En effet, la population la plus démunie a subi de plein fouet la dévaluation de 50% de la livre égyptienne, suite à l'application sonnante et trébuchante des recommandations du FMI, la hausse vertigineuse de l'inflation (30%) et la diminution substantielle des subventions énergétiques et les dépenses d'éducation et de santé. Certes, le gouvernement a mis en place des programmes qui ciblent directement les plus démunis (Takaful et Karama) ; mais leur impact demeure limité, car ils ne concernent qu'un nombre limité de bénéficiaires.

Comment dès lors se réjouir du succès des programmes d'ajustement alors qu'un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (moins de deux dollars par jour) ? Comment expliquer qu'avec un taux de croissance de 4,2 % entre 2014 et 2018, plus six millions de personnes se sont retrouvées dans la pauvreté ? Le ministre égyptien des Finances a reconnu, dans un moment de perspicacité, lors d'un entretien à Bloomberg, que « les fruits des réformes économiques » n'ont pas profité aux gens ordinaires (sic). Certains dans les réseaux sociaux ont répondu, de manière caustique, qu'il faudrait, peut-être, secouer l'arbre pour que les fruits finissent par tomber. Au-delà de l'anecdote, il faut se poser la question de savoir pourquoi la croissance économique, tant vantée, ne produit d'effets induits sur le reste de la population. Il faut dire que les recettes du FMI, pour accorder des financements, n'ont pas pris une ride depuis la mise en place des fameux plans d'ajustement structurel applicables à tous, sans tenir compte d'aucune spécificité du pays. C'est toujours les mêmes recettes, les mêmes narrations et le même désastre pour les pauvres. Certes, quand la maison brule, il faut à tout prix éteindre le feu. Mais, une fois le feu éteint - autrement, les équilibres macroéconomiques rétablis - il est nécessaire de mettre en place immédiatement des programmes sociaux, qui soient tout aussi précis et substantiels avec un agenda prédéfini, et qui soient aussi à la hauteur des sacrifices consentis par les populations les plus fragiles.

Autre bévue, le gouvernement égyptien n'a pas cru bon d'informer sa population du programme d'ajustement avant son application. Aucun débat n'a pu avoir lieu, alors que les effets négatifs ont été désastreux pour les populations les plus démunies. L'accord du parlement, qui n'est qu'une pure formalité, a été obtenu par le gouvernement a posteriori (cinq mois plus tard). C'est dire la considération du régime envers les instances démocratiques. Même peine, même punition ; aucune concertation pour les grands projets d'infrastructure qui grèvent une bonne partie des ressources de l'Etat. D'autant plus que c'est l'armée qui a la main sur ces projets pharaoniques. A cela, on peut ajouter l'hypertrophie du secteur public, qui écrase toute initiative privée. En effet, 69% des crédits à l'économie profitent au secteur public, selon un récent rapport de la Banque mondiale. La gestion opaque de ces entreprises par les militaires est une curiosité dans le pays des pharaons ; ce qui nuit à la concurrence, à la qualité des produits et à la productivité. Les autres acteurs économiques, qu'ils soient nationaux ou étranges, se trouvent privés, de facto, de juteux marchés publics, d'autant plus que le pays a entamé de grands travaux d'infrastructure. Les autorités ont promis d'inverser cette tendance durant les 5 années à venir. Mais les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent. Il est à signaler que l'une des exigences du FMI pour accorder des aides à l'Egypte, dans le cadre du programme de restauration de 2016, était la réforme la TVA. Cette réforme a été appliquée par toutes les entreprises, sauf celles gérées par les militaires !

Deux poids, deux mesures

Il est intéressant de faire un parallèle entre la crise égyptienne et celle de l'Euro en notant qu'autant les programmes d'ajustement appliqués à l'Egypte ont été qualifiés de réussite par les instances financières internationales et les médias spécialisés, autant ceux, les mêmes d'ailleurs, appliqués à la Grèce par exemple, lors de la crise de 2008, ont été jugés, par ces mêmes organismes et médias, comme étant nécessaires pour sortir du marasme. Imaginons une seconde les médias européens parler de réussite alors que des millions de Grecs, d'Espagnols, de Portugais et d'Italiens battent le pavé, partout en Europe, pour réclamer plus de considération et de dignité, face à une situation dramatique, avec des taux de chômage records.

Presque personne ne parle des souffrances du peuple égyptien aujourd'hui, alors qu'à l'époque les responsables européens et les instances internationales, considérés comme responsables de la crise de l'Euro, à cause de leur manque de vigilance, faisaient feu de tout bois pour trouver rapidement les solutions idoines. Les médias occidentaux faisaient leurs gros titres sur les difficultés incommensurables des peuples européens à survivre, et commentaient, soigneusement et dans les moindres détails, les solutions préconisées pour sortir l'Europe de l'abîme que les responsables ont creusé avec leurs propres mains, en laissant les banques spéculer à leur guise. Deux conceptions du paradigme de la réussite, deux traitements médiatiques de la notion de la souffrance; en somme, deux poids, deux mesures ! Ce « laisser-aller » sémantique n'est pas anodin, il est insidieux et sous-entend que les valeurs humaines n'ont pas les mêmes raisonnantes au Sud et au Nord. C'est Albert Camus qui disait si bien « Mal nommer les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde ».

Il est temps de changer de matrice intellectuelle

En ces temps abyssaux, de baroufs et de tumultes liés au Covid, l'heure est, peut-être, venue pour que nous prenions nos responsabilités, nous en tant que citoyens de monde, en questionnant nos institutions, autant nationales qu'internationales, à qui nous avons donné un pouvoir colossal. Je dirai même qu'il est temps de se réapproprier le pouvoir et de penser l'avenir, un autre avenir, qui soit différent des récits des organismes financiers, et de le rendre possible. Je fais mien ce passage ce beau passage d'Antoine de Saint-Exupéry concernant l'avenir. « Pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible ».

Il est plus que nécessaire que les institutions financières internationales, qui sont l'émanation des peuples, ne soient plus arc-boutées sur les politiques d'ajustement et équilibres macroéconomiques, tout en oubliant que l'économie est, avant tout, au service des citoyens et non l'inverse. Il est anormal que les ajustements, qui se payent au prix fort par les couches les plus faibles de la population égyptienne, profitent d'abord aux marchés financiers et aux investisseurs en capitaux, en manque de rendement. Ces investisseurs, sans scrupule, n'ont pas hésité à acheter les obligations d'Etat égyptiennes avec des rendements excessivement élevés (jusqu'à presque 9%),des mois durant, au moment même où ils empruntent à Paris ou à New York à des taux inférieurs à 1 %.Que les investisseurs maximisent leurs gains sans se soucier du reste (responsabilité sociale, environnementale ou éthique), c'est malheureusement dans l'air du temps, mais que ceci se passe sous l'égide, les conseils et même les louanges d'instances internationales, en l'occurrence le FMI, ça dépasse tout entendement. Faire l'éloge des réformes économiques, en négligeant leurs conséquences sociales, ne peut qu'exacerber les tensions entre les institutions et les citoyens.

La crise du Covid nous aligne tous, elle montre qu'on est dans le même bateau. Dès le début de la pandémie, on s'est rendu compte que ce qui se passe en Chine nous intéresse, ce qui se passe en Iran nous interpelle, ce qui se passe en Italie et en Espagne nous angoisse. Le minuscule virus a réussi à remplacer la dissemblance par la ressemblance, la solitude par la solidarité et la fermeture par l'ouverture. Il n'y a plus de différence entre le Nord et le Sud, le Centre et la périphérie, le développé et le sous-développé ; ce sont des classifications essentialistes, ringardes, dépourvues de sens. Il est temps, pour nous, de nous débarrasser de ces visions ptoléméennes qui mettent la terre au centre et le soleil à la périphérie du monde. Au lieu de se placer sur un trône auto-centrique et ranger l'Autre dans la périphérie (encore faut-il que cet Autre existe), essayons de décentrer notre regard et se considérer soi-même comme un autre pour l'autre. Osons poser un regard critique sur ce qui assèche notre vie ; notre mode de fonctionnement, de consommation, de considération de différentes cultures, d'exaltation de la réussite, de culte de la performance, de glorification de la richesse et du traitement infligé aux composantes les plus vulnérables et les plus fragiles de notre communauté.

L'économie ne doit plus régenter le parc humain ; l'action politique ne doit plus se courber devant l'instance économique. Redonnons à la politique ses lettres de noblesse, en imaginant un monde plus juste, fondé sur la magnanimité, la compréhension, l'empathie, l'altruisme, la longanimité. Un monde ouvert sur ce qui fonde les valeurs universelles(liberté, égalité, dignité, droit de l'homme). Questionnons nos propres manquements aux engagements, à l'éthique, à la solidarité. Comme disait François Mauriac : « Ce n'est que du dedans qu'une jeune âme probe et intègre puisse aspirer au salut ». Les instances internationales (ONU, FMI, Banque mondiale, Commission européenne, G7, G20 et j'en passe les meilleures) aussi puissantes qu'elles soient, ont montré leurs limites. Demain ne doit plus être comme hier. La matrice intellectuelle doit changer.

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