L’Oréal redessine ses frontières et choisit l’Afrique du Sud comme hub continental [Entretien]

En 2019, l'Afrique représentait moins de 2,5 % du chiffre d'affaires du groupe. Autant dire que le continent est devenu synonyme de nouvelle frontière pour L'Oréal, qui entend y renforcer ses parts de marché, en s'appuyant sur une cartographie revisitée. Virginie Dias-Tagnon, directrice Talents de L'Oréal en Afrique subsaharienne revient sur les compétences locales, de leur identification à leur montée en puissance, pour accompagner la stratégie de conquête africaine du leader mondial de la beauté.
(Crédits : L'Oréal)

La Tribune Afrique - De quelle manière votre parcours personnel et professionnel vous a-t-il conduite à devenir manager au sein du groupe L'Oréal ?

Virginie Dias-Tagnon - Originaire du Cap-Vert et du Sénégal, j'ai eu le privilège de bénéficier d'une éducation en Afrique fondée sur l'excellence, le leadership et sur de solides valeurs humaines. L'Afrique est riche de valeurs dont j'ai été imprégnée depuis l'enfance : générosité, résilience, travail, mérite, courage, respect... Cet héritage a construit la DRH que je suis devenue. Titulaire d'un DEA de Droit à Paris Assas, d'un Master en Ressources Humaines à Sciences Po, après 10 années au sein des groupes Bolloré et Galeries Lafayette, j'ai rejoint le Groupe L'Oréal en 2009. Ces 12 dernières années, L'Oréal m'a offert l'opportunité d'occuper 5 postes dans 4 pays différents que sont la France, l'Inde, la Norvège et l'Afrique du Sud depuis 2017. Le Groupe valorise en priorité l'Humain. Nous partageons des valeurs communes qui ont contribué à mon intégration. L'aventure L'Oréal est exceptionnelle!

Vous êtes en charge des Talents en Afrique subsaharienne pour le groupe L'Oréal. Que recouvre votre périmètre?

Avec les équipes basées dans nos filiales, notre objectif est de positionner L'Oréal comme un employeur de référence en Afrique. Notre ambition est d'être reconnus parmi les 10 meilleures entreprises et de devenir la « Love Company » du continent, grâce notamment à notre avance dans le digital et la « Beauty Tech ». Notre responsabilité est d'attirer, de recruter, de retenir et de développer les meilleurs talents en Afrique subsaharienne, une région qui compte plus de 1.000 collaborateurs répartis dans 4 filiales en Afrique du Sud [la plus importante filiale africaine avec 700 collaborateurs, ndlr], au Kenya, au Ghana et en Côte d'Ivoire. Nous disposons par ailleurs en France d'équipes chargées de l'export vers une vingtaine de pays africains. Le Groupe a récemment annoncé la création d'une zone spécifique pour l'Afrique subsaharienne, basée en Afrique du Sud où, nous disposons déjà d'équipes en charge de la Recherche et Innovation et du développement produit pour l'Afrique subsaharienne. Ce pays a pour vocation de devenir notre « école d'excellence ».

Quels sont les moyens de production du groupe qui existent sur le continent et pour quelles capacités ?

Nous disposons de 3 sites de production en Afrique Subsaharienne. Le premier est basé en Afrique du Sud, où nous possédons également une centrale de distribution. Au Kenya, notre usine produit essentiellement la gamme Nice & Lovely, une marque locale. En Côte d'Ivoire, un partenariat local nous permet d'être dotés d'un outil de production, notamment pour la marque Mixa, leader en Afrique de l'Ouest.

L'Oréal a manifesté depuis plusieurs années, sa volonté de renforcer ses parts de marché en Afrique et de toucher de nouveaux consommateurs. Dans quelle mesure la création de ce nouveau hub en Afrique du Sud participera-t-elle à renforcer cette stratégie ?

L'Afrique est un contributeur clé pour accélérer notre croissance. Par ailleurs, il est important de répondre aux attentes de tous les consommateurs et de leur apporter l'offre la plus complète. C'est le principe d'universalisation qui consiste à proposer aux consommateurs du monde une offre globale tout en s'adaptant aux spécificités locales. Le Hub Afrique a la responsabilité de comprendre les habitudes des consommateurs africains et de mettre à leur disposition des produits qui répondent à leurs besoins. Le marché africain est très porteur, en pleine croissance, attractif et nécessite de mobiliser les meilleurs talents avec un esprit d'entreprenariat. Le Groupe a choisi de faire de l'Afrique subsaharienne une zone à part entière qui disposera désormais d'une équipe entièrement dédiée au continent. Pour la première fois, une zone Afrique subsaharienne est créée avec pour objectif d'accélérer le développement de L'Oréal dans cette région. Cet espace géographique qui regroupe 15 % de la population mondiale, et à la plus forte croissance démographique, constitue indiscutablement pour le Groupe une « nouvelle frontière » et une opportunité de croissance. Le leadership de la nouvelle Zone Afrique subsaharienne a été confié à Burkhard Pieroth qui connaît parfaitement cette région.

Comment évoluent les parts de marché du groupe sur le continent depuis votre arrivée ?

Nos marques sont reconnues et très bien positionnées sur les segments porteurs que sont le maquillage, les soins du corps et du cheveu. Nous avons de manière graduelle pris des parts de marché à nos compétiteurs, notamment grâce à notre leadership dans le digital et à notre accélération sur le canal de distribution e-commerce.

Pour la catégorie « cheveux », notre marque Dark & Lovely, reste un leader incontesté partout en Afrique subsaharienne. Notre gamme est constituée de produits défrisants mais aussi de produits adaptés aux cheveux naturels, une tendance en forte croissance auprès de la consommatrice africaine. Nous avons relevé le défi avec des gammes adaptées aux cheveux naturels telles que Au Naturale. Aujourd'hui, 1/3 des femmes africaines gardent leurs cheveux naturels et sont à la recherche de produits qui facilitent leur routine de soin du cheveu. Pour la catégorie maquillage, notre marque Maybelline a fait ses preuves sur le continent. Nous sommes le leader de la beauté dans le monde et notre ambition est de devenir leader en Afrique. La bataille est entamée et du point de vue des Ressources Humaines nous avons à notre actif de belles victoires. Les talents exceptionnels qui nous rejoignent gagneront très vite la bataille des parts de marchés.

Les produits pour cheveux africains font-ils l'objet de recherches spécifiques ou sont-ils le résultat d'une déclinaison des produits afro-américains ?

Le cheveu de la femme noire américaine peut être sensiblement différent de celui de la femme africaine. En Afrique, il existe plusieurs natures de cheveux qui nécessitent des traitements spécifiques. Le cheveu de l'Afrique de l'Est peut être différent de celui de l'Afrique du Sud, de l'Afrique de l'Ouest, de l'Afrique centrale. Les équipes Recherche & Innovation ainsi que les équipes de développement produit orientent leurs recherches selon ces spécificités. Le Hub Recherche & Innovation créé en 2016 à Johannesburg, avec plus de 30 experts, rempli parfaitement ce rôle, en réalisant des études instrumentales sur cheveu africain, pour chaque nouveau développement de produit. Le concept de « consumer centricity » guide notre stratégie pour gagner plus de parts de marchés.

Comment identifiez-vous les talents africains et/ou de la diaspora africaine et comment les incitez-vous à rejoindre le groupe L'Oréal ?

Nous travaillons d'arrache-pied au renforcement de notre « marque-employeur ». En 2016, nous avons lancé en Afrique subsaharienne, notre compétition mondiale dédiée aux étudiants, « Brandstorm », qui permet d'attirer les meilleurs talents au travers d'un « business case ». En 4 ans, l'Afrique subsaharienne a accueilli pour la compétition Brandstorm, plus de 4000 étudiants africains, issus de plus de 10 pays. Nous avons également renforcé notre attractivité en développant des partenariats avec des campus universitaires. Aujourd'hui, 70% des collaborateurs qui nous rejoignent le font dès la sortie de l'école. L'Oréal est également partenaire du programme Europe-Afrique de Sciences-Po, en France. Nous avons élaboré des partenariats avec des établissements basés à l'ile Maurice, hub d'éducation en Afrique. L'école d'ingénieurs Centrale Nantes y a d'ailleurs ouvert un Campus au sein duquel nous avons eu 3 étudiants boursiers. Nous avons créé des partenariats avec l'African Leadership Academy et African Leadership University basés à Maurice, au Rwanda et en Afrique du Sud. Cela nous a permis d'identifier les talents qui ont une passion pour l'Afrique et l'envie de revenir travailler en Afrique [...]

L'Oréal a soutenu 30 talents africains en leur offrant des bourses pour financer leurs études. Nos boursiers étudient aussi bien dans des établissements en Afrique, en France, qu'au Royaume-Uni. L'excellence est notre priorité pour attirer les talents les plus divers et les plus brillants. Nous croyons en l'importance de donner la chance à des talents qui ne l'auraient pas eu autrement et dont le potentiel mérite d'être mis en lumière. Le groupe dispose d'une culture forte, et nous pensons que c'est un avantage de rejoindre le groupe en sortant d'école, d'y faire ses premiers pas et d'y grandir. Notre management a, en majorité, intégré L'Oréal en étant jeunes diplômés. En parallèle, nous recrutons des profils expérimentés afin de renforcer notre diversité de penser et d'innover. L'authenticité, la proximité, l'ambition de croissance, partagés lors des entretiens de recrutement ainsi que notre image employeur de plus en plus forte nous permet d'attirer les meilleurs talents.

Comment L'Oréal intervient-il en termes de renforcement des compétences africaines ?

L'Oréal intervient à plusieurs niveaux. Nous offrons des bourses d'études. Aujourd'hui, nous disposons d'une trentaine de talents boursiers. Nous finançons l'intégralité de leur Bachelor et de leur Master. Ces bourses financent des formations en Afrique bien sûr, mais aussi en France à Science-Po ou en Angleterre. En règle générale, pour 10.000 euros investis pour un étudiant, ce dernier s'engage à travailler une année pour L'Oréal. L'objectif est de le retenir plusieurs années. Le montant des bourses s'élève en moyenne à 40.000 euros, ce qui conduit le jeune diplômé à travailler pour le groupe les 4ères années après l'obtention de son diplôme. C'est ainsi que nous fidélisons nos jeunes talents. Par ailleurs, la formation de nos collaborateurs est clé. L'investissement du Groupe sur le développement des compétences des équipes est significatif. Le concept de « Learning never stop » est une réalité. Nos collaborateurs ont accès à plus de 3000 modules de formation en ligne sur notre plateforme « My Learning » ce qui leur permet d'être acteurs de leur développement. A cela s'ajoute la mobilité interne et internationale offerte à nos talents africains et qui contribue au renforcement des compétences. L'exposition à des métiers différents, à des marchés plus matures, à des cultures différentes, à un nouvel environnement de travail reste fondamentale pour le développement des compétences. Plusieurs dizaines de talents africains bénéficient d'une mobilité vers l'Afrique du Sud, vers la France afin de revenir dans leur région d'origine avec des compétences renforcées.

Nombreux sont les membres de la diaspora africaine qui cherchent une opportunité professionnelle sur le continent. Quels sont les pièges à éviter en matière de « repatriation » ?

La diaspora est fondamentale pour l'Afrique, car elle dispose d'une double culture qui lui permet de maîtriser les codes du continent africain et la connaissance des groupes internationaux. Il est important d'avoir des talents capables de naviguer d'une culture à une autre. Lorsque vous interagissez avec des sièges sociaux, il faut comprendre les mécanismes et les réseaux du groupe tout en vous adaptant aux interlocuteurs locaux. L'écueil à éviter est celui d'arriver en « donneur de leçons », sur le continent africain, car cela ne fonctionne pas. Les Africains restés sur le continent ne vous ont pas attendu. Ils attendent de la diaspora de l'humilité. Ces nouveaux venus sont d'ailleurs « challengés » par les collaborateurs locaux. La diaspora, pour réussir, doit avoir une valeur ajoutée, être dans le partage d'expérience, comprendre les valeurs locales, faire preuve de patience, ajuster son niveau d'exigence selon les interlocuteurs. Le transfert de connaissances doit se réaliser dans les deux sens, pour établir un partenariat « gagnant-gagnant ».

L'humilité se traduit également dans le contenu du poste. La taille de certains business locaux impose à la diaspora d'avoir des missions beaucoup plus opérationnelles que celles auxquelles ils étaient exposés. Le retour en Afrique ne signifie pas forcément rentrer pour un poste de « CEO ». J'entends encore des talents de la diaspora se plaindre de ne pas avoir de grandes équipes à manager, et m'expliquer qu'ils attendent un rôle d'exécutif... Je peux vous dire que mon quotidien de DRH est beaucoup plus opérationnel que mes précédents postes en Europe. Pour L'Oréal en Afrique, les talents qui réussissent sont ceux qui sont en mesure d'être « poète et paysan », c'est-à-dire en mesure de définir une stratégie et de se retrousser les manches pour exécuter les missions opérationnelles. Parallèlement, la question de la rémunération peut se poser. La diaspora bénéficie de conditions salariales hors Afrique, souvent supérieures. La taille du business local dans un marché qui n'est pas encore à maturité ne permet souvent pas à l'entreprise locale de supporter les attentes salariales de la diaspora. Il est important de trouver des compromis de part et d'autre. Bien entendu, nous devons rester attractifs, mais le collaborateur doit faire preuve de réalisme sur ses attentes. Le retour en Afrique représente un investissement sur du long terme.

La Fondation L'Oréal a récemment décerné des Prix pour les femmes scientifiques en Afrique subsaharienne : existe-t-il des vases communicants entre cette initiative et la stratégie du groupe ?

Nous travaillons en coopération avec les équipes de la Fondation L'Oréal qui a, investi à travers le programme For Women In Science FWIS depuis 2018, et qui consacre une édition spécifique pour soutenir chaque année, 20 femmes dans la recherche scientifique en Afrique subsaharienne. Le groupe accompagne par ailleurs, plusieurs initiatives pour promouvoir le leadership féminin. L'Oréal est un partenaire majeur de EVE Afrique, un programme de leadership féminin, lancé en 2017 et qui a déjà formé plus de 350 leaders dont 80% de femmes. Le groupe soutient également une dizaine de femmes entrepreneures dans le cadre du programme She Leads Africa. Nous avons accompagné la Journée de la Femme Digitale (JFD) en 2019 et 2020 en Afrique et nous soutenons des associations comme Shine to Lead en encourageant les jeunes filles, par le biais de bourses d'études, à poursuivre leurs études supérieures. Notre ambition pour les jeunes filles est de franchir les barrières sociales et familiales qui les éloignent des filières scientifiques notamment, longues et coûteuses [...] La diversité et l'inclusion sont des piliers de notre stratégie. Pour cela nous œuvrons pour une parité à tous les niveaux de l'organisation avec autant d'hommes que de femmes. Etre leader de la beauté en Afrique requiert de s'entourer d'hommes et de femmes qui nourrissent la passion pour le continent africain et s'engagent dans l'aventure L'Oréal.

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