Pascal Blanchard : «60 ans après les Indépendances, la France conserve 17 % du territoire de l’Empire»

Alors que de nombreux pays d'Afrique francophone ont récemment célébré les 60 ans de leur indépendance, Pascal Blanchard, historien spécialiste de la colonisation et auteur de « Décolonisations françaises. La chute d'un Empire » aux éditions La Martinière, redessine les contours d'un long processus encore mal connu. Entre calculs géostratégiques de l'ancienne puissance coloniale et mythologies historiques : que sait-on de l'époque des indépendances?
(Crédits : Hervé Thouroude)

La Tribune Afrique - Quel regard portez-vous sur les 60 ans des indépendances fêtées à travers l'Afrique francophone cet été, à l'instar du Bénin, du Burkina Faso ou encore de la Côte d'Ivoire ?

Pascal Blanchard - Il y a eu finalement peu de commémorations importantes comme si la nouvelle génération se sentait un peu détachée de cette Histoire. Les plus jeunes s'intéressent davantage aux « mémoires » dans le présent, à travers la restitution des œuvres d'Art qu'au phénomène historique des indépendances en lui-même. Cela signifie aussi que cette Histoire se normalise. Parallèlement, parmi la diaspora africaine en France, on n'a jamais vu autant d'intérêt pour l'histoire coloniale même si l'on constate une méconnaissance forte pour l'histoire des décolonisations. Il y a là un enjeu pour les historiens de faire connaître, en Europe et en Afrique, l'histoire des indépendances et des luttes, mais aussi l'impact de ces deux décennies [1944-1964] sur les métropoles coloniales.

Comment expliquez-vous la méconnaissance de cette Histoire?

La France a segmenté les conflits dans son récit historique, de la guerre d'Algérie au conflit en Indochine. Un Français sur 1000 a connaissance de la guerre au Cameroun par exemple, il en va de même concernant les événements de 1949-1950 en Côte d'Ivoire ou du processus de décolonisation en Guinée en 1958, comme des « événements » à Madagascar de 1947. Tous ces événements s'inscrivent pourtant dans une logique d'ensemble. Bien sûr, les Africains connaissent Sékou Touré qui, avec le temps, s'est imposé dans le panthéon des leaders africains aux côtés de Senghor ou de Sankara, mais il y a un vide d'enseignement historiographique. Longtemps, la France a cherché à faire oublier l'histoire des décolonisations et la dialectique française reposait sur le fait qu'elle avait « donné » les indépendances. En réalité, entre 1945 et 1965, de nombreux événements ont profondément marqué la France comme l'Afrique, et cette histoire n'a jamais été racontée dans cette vision globale. La dialectique a évolué, car l'histoire coloniale française a longtemps fait l'objet de traitement différencié avec d'un côté, le général de Gaulle accordant les indépendances et de l'autre, des pays décolonisés qui racontaient leur propre mythologie historique.

L'histoire de la décolonisation française n'est pas la chasse gardée des chercheurs français ou africains francophones. Quid des études menées dans les pays anglo-saxons ?

Il existe effectivement, plus de thèses relatives aux indépendances francophones aux Etats-Unis qu'en France. Pourtant, ce moment de basculement mal connu de la décolonisation a fondamentalement changé les sociétés africaines et caribéennes, mais aussi françaises. On mesure seulement aujourd'hui ce que les impacts sociologiques, politiques, culturels et intellectuels, ont apporté à nos sociétés. Cette époque de la Guerre froide, de la fin des Empires, du début des vagues migratoires et du basculement de l'ordre du monde est sans aucun doute l'un des phénomènes majeurs du XXe siècle, bien qu'il ne soit pas encore considéré comme tel.

Considérez-vous que toute forme de colonialisme tricolore ait disparu?

Oui dans les faits, en termes de structure juridique et politique. Economiquement, la France jusqu'aux années 1980-1990, avait gardé avec la « Françafrique », un lien causal d'exploitation économique du continent africain via des intermédiaires comme Total ou Elf-Aquitaine et autres relais. De nouveaux acteurs économiques comme la Chine en particulier, ont gagné du terrain depuis, mais il demeure dans l'inconscient collectif, quelque chose qui relève de « l'impérial » : du côté français, le sentiment de représenter encore une forme de « tutelle » persiste. La jeune génération africaine ne supporte plus cet héritage colonial qui fait inconsciemment, survivre l'Empire. Nous sommes en fait dans un temps de l'entre-deux.

Si l'Empire n'a pas complètement disparu des esprits, qu'en est-il dans les faits ?

Géographiquement, les territoires et départements d'Outre-Mer sont les stigmates d'un Empire français qui a duré 4 siècles : c'est un fait historique. Politiquement, les choses sont plus complexes. Les populations n'étaient pas toutes majoritairement pour l'indépendance. Dans l'inconscient collectif, les populations en Guadeloupe ou en Martinique notamment, se considèrent comme françaises. N'oublions pas que le système français repose sur l'assimilation avec de fortes présences métropolitaines comme en Nouvelle-Calédonie qui tiendra d'ailleurs le 4 octobre, son 3e référendum sur l'indépendance dans le cadre de l'Accord de Nouméa. A travers notre livre [avec Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, ndlr], « Décolonisations françaises. La chute d'un Empire », nous avons pleinement intégré les « vieilles colonies » dans nos panoramas historiques, pour montrer toute la complexité des décolonisations et en quoi ces « territoires » sont liés à cette rupture des indépendances.

Mayotte, département et région française, n'est-elle pas un vestige de l'Empire? (Reconnue par l'ONU et par la communauté internationale comme territoire comorien, en dehors des Français et des Mahorais eux-mêmes, suite au référendum de 1974).

Mayotte représente une immense trahison démocratique, car le référendum aurait dû impliquer l'ensemble du territoire comorien. Dans les faits, le référendum s'est tenu et les Comores ont décidé d'acquérir leur indépendance donc juridiquement, Mayotte aurait dû s'aligner sur cette décision nationale. Toutefois, la situation de Mayotte est aussi révélatrice d'une histoire troublée avec l'archipel des Comores et aujourd'hui, certains Mahorais se considèrent comme Français alors que d'autres se disent Comoriens. Il n'y a pas d'unanimité.

Plusieurs pays africains francophones ont vu leurs leaders de l'indépendance écartés, voire éliminés avant la décolonisation, dès lors nombre d'observateurs ont dénoncé des « décolonisations de façade » avec des chefs d'Etat qui seraient de simples préfets de région. Partagez-vous cette interprétation ?

Entre 1958 et 1964, la France a mené un certain nombre d'opérations pour conserver ses positions en Afrique. La Guinée par exemple, a servi de contre-exemple pour effrayer les pays qui nourrissaient des velléités de rupture avec la France [le 2 octobre 1958, la Guinée devient indépendante à la suite du « non » au référendum du 28 septembre 1958 instituant une communauté franco-africaine, ndlr]. L'hexagone a redessiné sa carte stratégique africaine en plaçant, à quelques exceptions près comme au Mali, des chefs d'Etat qui lui étaient sinon dévoués, du moins suffisamment proches. C'est ce qu'on a appelé la « Françafrique », une indépendance qui n'en était pas une. Ce système a commencé à disparaître lentement après le second septennat de François Mitterrand, avant de complètement s'effriter sous le second mandat de Chirac. Les Français ont conservé leur volonté de maintenir leur leadership, mais les influences économiques et politiques sont aujourd'hui beaucoup plus états-uniennes, chinoises ou allemandes que françaises.

Comment expliquez-vous ce déclin de l'influence française?

Elle n'a plus les moyens de ses ambitions et elle n'a pas su tourner la page postcoloniale. La « Françafrique » recouvrait des aspects économiques, politiques et militaires, mais surtout un rapport avec des élites africaines francophiles, parfois formées en France. Eyadéma faisait partie de l'armée française et certains avaient même été ministres ou députés en France, comme Houphouët-Boigny ou Senghor. Avec Thomas Sankara, une nouvelle génération émerge, très éloignée de la France, y compris culturellement et politiquement. Par ailleurs, plusieurs paramètres se sont cumulés comme la fin de la bipolarisation ou la montée en puissance économique de la Chine, à tel point qu'aujourd'hui, plusieurs pays d'Afrique francophone sont plus endettés vis-à-vis de la Chine que de la France. Enfin, la France n'est plus le rêve des jeunes Africains. La diaspora africaine aurait pu maintenir ce lien privilégié, mais la France a loupé 10 fois le coche, en ne s'appuyant pas sur ces élites formées en France et franco-africaines, au point où elle doit maintenant reconquérir des marchés qui lui étaient acquis. Elle n'a pas compris que le continent changeait et qu'elle devait évoluer pour rester en phase avec les nouvelles générations politiques et économiques africaines. Les élites françaises ne connaissent plus la nouvelle Afrique. On voit, depuis 2 ou 3 ans une volonté de retrouver ce lien privilégié, mais pour cela les Français vont devoir non plus faire des discours, mais agir : reconnaissance du passé, respect des partenaires africains, retour des biens culturels, ouverture aux nouvelles générations, changement de paradigme politique... Il lui faudra aussi tourner la page du franc CFA, appréhender autrement l'enjeu démocratique et mieux expliquer la lutte dans le Sahel.

Globalement, les anciennes colonies britanniques sont parvenues à tirer leur épingle du jeu économique bien plus favorablement que les anciennes colonies françaises : comment l'expliquez-vous ?

Le système financier international a profité aux pays anglo-saxons. L'économie du Commonwealth a été beaucoup plus ouverte que celle de la « Françafrique ». Par ailleurs, l'état d'esprit du « business » à l'anglo-saxonne a sans doute favorisé un autre type de développement même s'il ne faut pas généraliser les situations. L'Afrique anglophone a toujours eu une volonté de s'affirmer au niveau des modèles économiques de développement, mais aussi en matière de panafricanisme, le Ghana a d'ailleurs été précurseur en la matière. Cette histoire a perduré.

Les économies africaines étant soumises aux fluctuations de l'économie mondiale sur laquelle les gouvernements ont peu d'influence. Peut-on parler d'indépendance ou de décolonisation politique et juridique ?

Au moment des indépendances, les économies africaines ont été assujetties aux métropoles. Extraverties, les monoproductions étaient la norme et il a fallut sortir de cette situation. Par ailleurs, les pays étaient contraints par la dette, à suivre des modèles de développement qui n'étaient pas guidés par eux-mêmes, mais par leurs créanciers comme le FMI. Rares sont les exemples de pays qui ont réussi à prendre leur développement économique en main sur les 60 dernières années [...]

Aujourd'hui, la Chine en imposant des modèles de prêts qui ne sont pas soutenables, est engagée dans une politique de captation des richesses des économies africaines. Il y a de fortes résistances à cette forme de « néo-colonialisme », notamment en Algérie. Toutefois, des élites locales maîtrisent les règles du jeu géostratégiques et sont désormais partie prenantes dans les décisions politiques et économiques prises pour l'Afrique. Cela permet aussi aux populations africaines de porter un regard critique sur leurs élites qui n'ont pas toujours fait les bons choix. Le poids du passé est une chose, celui des responsabilités des élites locales en est une autre. On ne peut plus uniquement critiquer les héritages sans aussi faire le bilan politique des élites en place depuis plus d'un demi-siècle.

Comment interprétez-vous la montée d'un sentiment anti-français en Afrique francophone ?

Il n'est pas plus fort qu'il y a 30 ans même s'il prend des formes différentes. Il existe ce questionnement sur la présence militaire étrangère au Sahel et simultanément, des interrogations sur les forces armées locales incapables de faire face à la menace sécuritaire. Cette région représente pour la France, 15 ans de politique qui ont échoué. Rien n'a été réglé. Les populations locales sont donc critiques non seulement vis-à-vis de la France, mais aussi de leurs propres représentants politiques.

L'abandon du franc CFA dernièrement n'est-il pas corrélé à cette volonté de se défaire de ce passé colonial ?

Effectivement, même si son opérationnalisation reste compliquée. Les Français devront suivre une logique de sortie de crise habile du franc CFA, qui s'est imposé comme un élément emblématique de cette influence française héritée de la colonisation.

Que reste-t-il de la colonisation française en Afrique ?

J'ai réalisé avec David Korn-Brzoza, deux documentaires qui retracent l'Histoire de la décolonisation française dans son ensemble, à travers les témoignages des acteurs de cette Histoire et de leurs descendants [« Décolonisations. Du sang et des larmes » diffusé en octobre sur France 2, ndlr], qui nous ont conduits de la Polynésie française à Djibouti, de l'Algérie au Vietnam, de Madagascar à la Guyane. Une partie de la stratégie globale de décolonisation française m'avait échappé avant ces films. La France est la seule puissance coloniale ayant conservé 17% de l'Empire qu'elle possédait en 1943, avec la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie, Mayotte, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion. Ce n'est pas un détail et c'est le fruit d'une stratégie. J'ai découvert lors du tournage que les responsables politiques français, sachant qu'ils allaient perdre leur Empire et qu'ils ne pouvaient pas l'avouer à la population, ont décidé d'en conserver une partie stratégique, en négociant finement. On ne peut comprendre la décolonisation française sans relier les événements les uns aux autres. Ce qui s'est passé au Sénégal est intrinsèquement lié à ce qu'il s'est passé en Guinée, idem pour le Vietnam et l'Algérie, la Tunisie et les comptoirs des Indes. Certaines décisions d'indépendance ou d'engager des conflits ont été prises de façon purement circonstancielle, car la France ne pouvait pas déployer simultanément 3 armées sur 3 théâtres d'opérations différents. C'est une histoire globale que nous commençons à peine à écrire en France, mais aussi en Afrique.

Propos recueillis par Marie-France Réveillard

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Commentaires 6
à écrit le 07/09/2020 à 2:36
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Franchement, la France n'as jamais perdu de territoire. St Martin, St Barth et St Pierre et Miquelon ainsi que la Guyane et les terres Antarctiques. Aucune mentions est faites de l'envie de la France d'imposer à tous les pays du monde sa "vision du m...

à écrit le 04/09/2020 à 5:10
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C'est vrais que vous les européens ne connaissez pas vraiment l'histoire. Quand ,je lis vos réponses . Je comprends que la bataille est longue.

à écrit le 01/09/2020 à 22:23
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17% de l ancien empire colonial, j aimerai bien savoir comment il fait se calcul ??? Il nous reste des confettis, la Guyane le territoire le plus important fait la superficie de la Bretagne.

le 03/09/2020 à 14:39
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Pour le savoir tu n’auras qu’à regarder le documentaire !

à écrit le 01/09/2020 à 12:57
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L'auteur ignore complètement le phénomène migratoire : Philippe de Villiers a écrit que nous importons massivement des Bac - 10, essentiellement du Maghreb et d'Afrique Noire. Leur intégration est particulièrement difficile voire impossible.

à écrit le 01/09/2020 à 8:54
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L'aventure coloniale a été fort coûteuse pour le budget national, pas pour certaines fortunes qui ont pu prospérer. La décolonisation résulte de l'affaiblissement des puissances coloniales à l'issue de la 2ème guerre mondiale.Les indépendances sont ...

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