Sénégal : comment profiter du boom des hydrocarbures sans tomber dans le piège des matières premières

Cette année sera lancée la mise en production des vastes gisements pétroliers et gaziers découverts au large des côtes sénégalaises entre 2014 et 2016. La mise en valeur de ces ressources, qui représenteraient respectivement 0,07 % (pour le pétrole) et 0,5 % (pour le gaz) des réserves mondiales, est à même de bouleverser le destin du pays de la Teranga.
(Crédits : AmbrineBoudil)

Les décisions prises par le gouvernement sénégalais dans la gestion de ces richesses naturelles peuvent en effet accélérer leur émergence en s'inspirant de modèles de croissance développés par des pays producteurs d'hydrocarbures comme le Canada, l'Australie, la Norvège, le Qatar ou le Mexique. Mais aussi installer leur économie dans le mal-développement en grevant durablement leur compétitivité à la manière du Tchad, du Yémen, de la Guinée équatoriale, de l'Angola, de l'Algérie ou du Venezuela.

Comment profiter du boom des hydrocarbures sans tomber dans le « piège des matières premières », une situation aussi qualifiée de « malédiction des ressources naturelles » dans la littérature économique pour décrire une économie dont le développement est entravé par une dépendance excessive à l'exportation de ses richesses naturelles ? Comment faire de cette abondance une source d'enrichissement réel et non d'appauvrissement sur le temps long ?

Des économies extraverties, soumises aux fluctuations de la demande extérieure

L'afflux massif de devises étrangères provenant de la vente des hydrocarbures est un piège lorsque ses dirigeants laissent cette rente devenir la clef de voûte de leur économie et la principale source des revenus de l'État. C'est le cas du Yémen, de l'Algérie, du Venezuela et de tous les autres pays cités précédemment, dont les recettes d'exportation et les recettes budgétaires proviennent majoritairement des énergies fossiles.

Fondées exclusivement sur le secteur extractif, ces économies ont eu les moyens d'importer des biens et services étrangers nécessaires à la (sur)vie quotidienne de leurs populations (tant que la conjoncture le permettait) et négligé le développement de secteurs dont les marchandises nécessitent, pour être produites, d'être issues d'un processus de fabrication reposant sur une main-d'œuvre qualifiée, capable de concevoir, d'usiner, de commercialiser et de rivaliser avec des produits étrangers. Ils ont tous en commun une économie extravertie, soumise aux fluctuations de la demande extérieure (à ce titre, le contre-choc pétrolier du début de l'année 2020 a provoqué une baisse de 30 % du PIB du Venezuela selon les calculs du FMI), faiblement productrice de valeur ajoutée... et insoutenable à long terme.

S'engluer dans la production et l'export de ressources primaires est en effet la condition pour bâtir une économie bancale, dont la valeur des produits baisse avec le temps face à des économies dont la croissance est fondée sur des biens et services à forte intensité de connaissances, sans cesse modernisés par une main-d'œuvre formée et qualifiée ainsi que par des innovations technologiques. Par ailleurs, les hydrocarbures sont des ressources épuisables, un capital national dont l'exploitation sèche contribue à faire décliner la richesse collective d'une nation.

Deux scénarios pour éviter les effets négatifs en retour

Dans le cas du Sénégal, qui a des défis sécuritaires et climatiques sans précédent à relever et dont la population a des besoins croissants en biens de consommation, en services publics et en débouchés professionnels, miser sur les énergies fossiles est donc à double tranchant. L'exploitation des hydrocarbures représente une manne financière - et donc une aubaine pour la nation sénégalaise -, mais son mésusage pourrait transformer rapidement cette opportunité en malédiction et projeter le Sénégal sur les pentes escarpées d'une croissance appauvrissante.

Pour éviter la dégradation des termes de l'échange, réduire la vulnérabilité aux chocs extérieurs, limiter la dépendance aux richesses naturelles et prévoir le tarissement de ressources primaires, deux stratégies au moins sont possibles, lesquelles ne sont pas exclusives l'une de l'autre.

La diversification des secteurs de production et d'exportation, d'une part. C'est, semble-t-il, la grande orientation poursuivie par les dirigeants (gouvernement fédéral et gouvernements provinciaux compris) du Canada : leur pays est le quatrième producteur de pétrole mondial, mais son PIB est dominé par les services et le tourisme. La composition de ses exportations est plutôt polarisée par les hydrocarbures et les minerais, mais elle n'est pas sur-concentrée en richesses extractives et intègre aussi des biens industriels issus des secteurs agroalimentaire, automobile, aéronautique..

La financiarisation de la rente primaire, d'autre part. Cette stratégie consiste à ne pas considérer les matières fossiles comme une source de revenus parmi d'autres en investissant les recettes issues de leur vente dans des actifs dont les dividendes permettent de soutenir l'expansion de la richesse nationale. Cette option a notamment été adoptée par la Norvège avec un succès certain.

Initialement créé pour financer les retraites des Norvégiens, le fonds souverain de la Norvège est aussi rapidement devenu le plus grand investisseur institutionnel au monde. Les revenus de ses exportations d'hydrocarbures sont placés dans plus de 9 000 sociétés situées dans 75 pays. Influent mondialement, ses décideurs ont récemment exigé de ces dernières qu'elles parviennent à la neutralité carbone d'ici à 2050, faisant d'un instrument financier abondé par les recettes d'énergies sales, un outil vertueux de transformation économique. Si la vente d'hydrocarbures prime toujours parmi les exportations de la Norvège, son PIB est quant à lui largement dominé par le secteur tertiaire. La financiarisation de la rente primaire norvégienne aura permis de soutenir et l'État-providence et la richesse des Norvégiens.

Renforcer la souveraineté sur le secteur des hydrocarbures

Que fera le gouvernement du Sénégal de sa manne pétrolière et gazière ? La mise en production de ses gisements d'hydrocarbures arrive à grands pas et les décisions qui seront prises sur l'emploi de leurs recettes au cours du prochain quinquennat seront déterminantes pour son avenir : devenir un pays riche avec une population pauvre et une économie faible en dilapidant les recettes des hydrocarbures ou adosser la rente primaire à l'émergence du pays et à l'élévation du niveau de vie des Sénégalais par la financiarisation et la diversification.

Pour le moment, le Sénégal a évité les pièges dans lesquels étaient tombés certains États africains vis-à-vis des firmes exploitantes. La révision du Code pétrolier, initiée sous la houlette du président Macky Sall en 2019, a renforcé la souveraineté du Sénégal sur ses hydrocarbures. Elle ne prive pas l'État sénégalais des revenus de la vente des énergies fossiles (une erreur qu'avait faite le gouvernement tchadien en 2004 en exonérant le consortium pétrolier avec lequel il avait contracté pendant les cinq premières années de la production) et a augmenté le niveau et le nombre des prélèvements exigés de la part des exploitants comparativement aux seuils et aux périmètres inscrits dans le précédent code de 1998, supprimant aussi la possibilité de transférer la propriété des gisements à des firmes privées à travers le régime de la concession.

Mais le Sénégal verra-t-il cet élan encourageant s'amplifier ? Les prochaines élections présidentielles se tiendront dans moins d'un an, en février 2024. Que se passerait-il dans le cas où un candidat démagogue, prêt à tout pour accéder et se maintenir au pouvoir, remportait l'élection présidentielle ? Mal utilisée, une manne pétrolière et gazière permet des largesses extravagantes, à même d'illusionner une partie du corps social. Mais un seulement pour un temps.

(*) Spécialiste en économie politique internationale et en géopolitique africaine, Loup Viallet est l'auteur de La fin du franc Cfa (2020) et d'Après la paix (2021).

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