Paradigme de la diaspora en temps de pandémie : quelles leçons tirées du cas marocain  ?

Le besoin de reconsidérer les politiques migratoires s'est posé, de manière flagrante, avec la gestion de la pandémie du Covid. Décryptage de Jamal Bouoiyour, enseignant-chercheur à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour (France).
Jamal Bouoiyour est enseignant-chercheur à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour (France).
Jamal Bouoiyour est enseignant-chercheur à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour (France). (Crédits : J. B.)

Le Maroc a su réagir rapidement et efficacement à la pandémie du Covid, en prenant des initiatives fortes et courageuses. Stopper la progression du virus et amortir les chocs économiques et sociaux à court terme, tels ont été les objectifs assignés au gouvernement. Cependant, il ne faut pas se méprendre sur l'ampleur de la crise et sur les lendemains qui seront difficiles. Le gouvernent marocain a d'ores et déjà annoncé le gel de tous les postes dans la fonction publique. Les PME-PMI, principal pourvoyeur d'emplois, ainsi que les grands groupes, vont réduire leur charge salariale ; ce qui aboutira à des réductions significatives de leurs effectifs. Ces destructions massives d'emplois et de savoir-faire auront, inéluctablement, des conséquences dramatiques sur les ménages et les personnes les plus fragiles dans un pays, intrinsèquement, inégalitaire

Le levier de la diaspora

Le Maroc dispose cependant d'un certain nombre de leviers qu'il peut utiliser, mais avec doigté. Je pense, en particulier, à celui de la diaspora. On sait que 10 % à 15 % des Marocains vivent en dehors de leur pays, vers lequel ils transfèrent, de manière régulière, des sommes importantes de devises, très utiles en période de diète. Ces remises de fonds peuvent représenter jusqu'à 8 à 10% de la richesse nationale et jouent un rôle prépondérant dans les équilibres macro-économiques (lissage de la croissance économique, abondement des réserves de change...). Destinées la plupart du temps aux familles les plus pauvres, elles participent à la lutte contre la pauvreté, au renforcement du capital humain (accès à l'éducation et aux soins), même si elles peuvent avoir des effets délétères, comme la diminution de la productivité (l'envie de migrer peut diminuer l'offre du travail).

Ces effets positifs ont pu avoir le jour grâce à une politique migratoire décomplexée menée depuis l'indépendance par les autorités marocaines. Le pays, dépourvu de ressources naturelles, a compris depuis longtemps le rôle que peut jouer la diaspora dans l'amélioration du bien-être national et le développement économique, par le truchement de l'atténuation des pressions sur l'emploi et de l'acquisition des connaissances et du savoir-faire à l'étranger. Les politiques migratoires ont été élaborées autour de ces principes, ainsi que celui de la préservation de l'identité nationale et la protection des droits des Marocaines à l'étranger. Cette dynamique a été accentuée par l'installation des banques marocaines dans les pays d'accueil des migrants dès le début des années soixante-dix. Ces dernières ont très vite saisi l'intérêt qu'elles peuvent tirer de l'épargne des ressortissants marocains à l'étranger.

Cette grille de lecture lénifiante peut être contrebalancée par une autre moins mielleuse, qui fait référence, plutôt, à l'incapacité du pays à créer suffisamment d'emplois pour intégrer ses propres jeunes dans le marché du travail local, et surtout pour les plus diplômés d'entre eux. Dans le même ordre d'idées, les transferts de fonds constituaient une sorte de « revenu minimum »pour les familles des migrants restés au pays, qui permet à l'Etat d'acheter la paix sociale.

Au-delà de ces controverses, il faut savoir que l'effet des remises de fonds sur la croissance économique marocaine est tout sauf clair. Nos travaux montrent que leur impact est faible et n'est significatif qu'à court terme, d'autant qu'en temps de crise, elles ont tendance à diminuer (même si elles montent une certaine résilience).

Du « brain drain » au « brain gain »

Autrement dit, ce levier des remises de fonds n'est pas la panacée. Cependant, la diaspora a d'autres vertus. L'option diaspora consiste, en effet, dans le recours aux compétences et aux connaissances des expatriés au profit de leur pays d'origine. Il s'agit principalement des personnes hautement qualifiées qui, par leur expérience acquise dans les pays d'accueil, peuvent contribuer de manière substantielle au développement scientifique et technologique national. Cette option oppose la perte provoquée par le départ définitif de l'élite scientifique, au gain acquis grâce à son retour, définitif ou temporaire, virtuel ou réel, à son pays d'origine. Dans un monde de plus en plus ouvert, où l'élite scientifique peut se déplacer aisément d'un pays à un autre, ce paradigme semble plus pertinent pour expliquer cette nouvelle forme de mobilité. Ce qui permet de reconsidérer le modèle traditionnel du « brain drain » (fuite des cerveaux) qui se caractérise par un départ univoque et définitif du migrant du Sud vers le Nord. Le nouveau modèle du « brain gain »(gain des cerveaux) insiste sur la circulation des talents en direction de leur pays d'origine.

On peut dire, sans férir, que le Maroc a gagné la première manche en drainant, de manière substantielle et régulière, l'épargne de sa diaspora. Mais, il n'a pas su transformer l'essai, en attirant la diaspora scientifique. Pourtant les tentatives n'ont pas manqué. En effet, les autorités marocaines ont investi cette vision positive de la diaspora, en mettant en place des programmes tels que TOKTEN (transfer of knowledge through expatriate nationals) ou FINCOME (Forum international des compétences marocaines résidant à l'étranger).D'autres initiatives ont suivi, mais n'ont pas donné des résultats satisfaisants. Et pour cause, elles parent d'un postulat biaisé.

Porosité des liens

Premier écueil, le maintien d'une relation entre un individu et sa patrie d'origine suffit à susciter la diaspora. Mais, le fait d'être émigré ne signifie pas nécessairement un comportement diasporique. La diaspora n'est pas une donnée qui adviendrait instinctivement par cristallisation d'un hasard. Seconde bévue, la diaspora marocaine compterait près de 5 millions d'individus. Les statistiques varient d'un organisme à un autre, du fait du mode de calcul, mais les autorités marocaines considèrent la fourchette supérieure de cet intervalle, pour, en quelque sorte, « gonfler » ces chiffres et surestimer l'effet éventuel de la diaspora. Cette estimation quantitative peut porter à confusion, car elle suppose, d'une part, qu'une « armée de réserve » est disponible ad vitam aeternam et peut, à n'importe quel moment, être mobilisée pour servir son pays. Et, d'autre part, que les diasporas sont homogènes. Troisième impair, toutes les administrations en charge de la diaspora dans les pays d'origine se sont assigné comme objectif principal la constitution d'un répertoire, qui enregistre toutes les informations possibles et imaginables sur chaque membre de la diaspora scientifique. Cet objectif est considéré comme le Saint Calice ou le Graal. Les autorités marocaines rêvent d'en créer un depuis bien longtemps.

Il est temps de se mettre d'accord sur les concepts utilisés et sur les soubassements théoriques mobilisés. Mal nommer les choses, jugeait Camus, c'est ajouter au malheur du monde. Si le diagnostic est mauvais dès le départ, les politiques publiques préconisées ne seront que peu fiables. Dans la réalité, la relation qu'entretient la diaspora avec son pays d'origine est plus complexe qu'il n'y apparaît. Le paradigme de la diaspora repose sur le rôle constitutif des décisions individuelles, ce qui exclut, d'emblée, toute agrégation abusive. De même, la constitution d'un répertoire des compétences n'a pas de valeur intrinsèque ; elle doit être mise en parallèle avec la recherche scientifique locale et l'identification des besoins réels de l'économie du pays d'origine. L'option diaspora ne peut se substituer à une politique de développement endogène ; ce qui questionne toute la problématique des institutions et du mode de gouvernance.

Le discours performatif des autorités marocaines ne suffit pas à créer un lien pérenne et d'avoir un intérêt commun avec la diaspora. Il faut, d'abord, accepter la diversité de cette dernière, son hétérogénéité ; ce qui n'est pas une mince affaire. Si les diasporas sont singulières, les profils sont pluriels.

Le discours officiel, basé sur la rhétorique vieillissante de l'amour de la patrie et l'exaltation du patriotisme, n'est pas opérant avec ce qu'on a coutume d'appeler, à tort d'ailleurs, les deuxièmes et troisièmes générations. La diaspora, tel qu'elle s'est transformée, ne semble plus entendre ce récit. Les discours lénifiants et les rengaines fatiguées n'ont plus leur place aujourd'hui. La problématique de la diaspora doit être, dès lors, dépoussiérée et renouvelée. Il est vrai qu'on assiste à un épuisement des récits ; ce qui exige la prise en considération de la complexité des trajectoires et donc l'intrication, ou le chevauchement, du collectif et de l'individuel. Il faut, par conséquent, décentrer le regard et sortir de la vision cacochyme que peuvent avoir les autorités du pays d'origine avec l'essentialisation et l'assignation à origine de leur propre diaspora.

Il faut, ensuite, assumer le passé. Une bonne partie de la diaspora, même si c'est une catégorie en voie de disparition, a des comptes à régler avec le pouvoir, en relation avec les années de plomb. Il faut lui donner la possibilité de s'exprimer et l'intégrer en utilisant un langage apaisé et des mots justes pour qu'elle retrouve sa dignité et se sent à l'aise dans un Maroc nouveau, fort, ouvert qui assume son passé et promeut un avenir altier, où chaque Marocain peut trouver la place qui est la sienne.

Il faut, enfin, admettre la double allégeance et comprendre que l'identité n'est pas figée et qu'elle doit être analysée en articulation avec d'autres phénomènes (politiques, économiques, sociaux, historiques,...). Il ne faut pas oublier par exemple que le roi Hassan II a toujours été réticent à l'intégration des Marocains dans leur pays d'installation et refusait le reniement de la nationalité marocaine. Les autorités actuelles ne disent pas autre chose.

Le besoin de reconsidérer les politiques migratoires s'est posé, de manière flagrante, avec la gestion de la pandémie du Covid. En effet, à l'occasion du confinement beaucoup de Marocains sont trouvés coincés à l'étranger dans des conditions indignes, sans que personne ne lève le petit doigt. Les autorités politiques auraient pu faire montre d'empathie, de modestie et d'humilité en donnant des explications claires eu égard aux difficultés rencontrées (peur de la propagation du virus, coût de l'opération de rapatriement, logistique compliquée, espaces aériens fermés...), somme toute compréhensives, en cette période d'abdication de la raison, d'abrasement de la réflexion et de vacarmes tumultueux, au lieu d'adopter une posture contreproductive. Il n'y a pas de mal à dire que c'est difficile quand c'est les cas; c'est du bon sens, je dirai même une marque d'intelligence. Ce langage de vérité veut dire que l'Etat considère les citoyens comme des adultes. Même des pays développés ont rencontré les pires difficultés pour rapatrier leurs ressortissants. C'est d'autant plus incompréhensible que certains pays, en mauvaise posture politiquement et/ou économiquement par rapport au Maroc, n'ont pas hésité à parcourir des milliers de kilomètres pour aller chercher leurs ressortissants aux quatre coins du monde.

C'est au moment de crise que le citoyen a besoin d'être épaulé par les autorités de son pays. Il est vrai que l'Etat ne peut pas tout savoir, tout pouvoir et tout prévoir. Aujourd'hui, la notion d'Etat omniprésent, tatillon et tentaculaire est révolue. Il faut cependant préciser que l'erreur est, ici, singulière et n'est pas liée à une faille de structure, mais à un choix assumé par l'autorité politique. Elle restera comme une tache noire indélébile, dans une gestion, jugée jusque-là, quasi irréprochable de la crise du Covid.

L'horizontalité prend le pas de la verticalité

Cette redéfinition de la relation diaspora-pays d'origine demande une exigence d'un niveau supérieur, qui dépasse largement les relations traditionnelles où la culture, le patrimoine, l'identité sont pensés sous la forme de l'authenticité, au lieu d'être considérés comme des idées hybrides et composites. Il faut, en quelque sorte, tordre le cou à la facilité. Je fais mienne cette citation de Paul Valéry « ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l'est pas est inutilisable ».

L'avènement du Covid bouleverse encore plus la conceptualisation de cette relation. En effet, on s'est rendu compte, à la faveur du confinement, de la possibilité d'entrevoir d'autres relations entre la diaspora et son pays d'origine. De nouvelles expériences diasporiques ont vu le jour, à travers la multiplication de conférences, via les plateformes en vogue aujourd'hui (Zoom, Skype, Microsoft Team...) ou d'autres, plus traditionnelles (Facebook, Instagram, YouTube,...) et des webinaires entre des chercheurs expatriés et leurs confrères au Maroc, entre ces mêmes chercheurs et des étudiants ou des associations. Bref, un foisonnement d'idées et de projets a vu le jour ; encore faut-il prendre la balle au bond. Ce mode de fonctionnement parait optimal pour faire coïncider l'offre et de la demande du savoir et d'expertise ; ce qui permet un dialogue direct, sans l'entremise d'une tierce personne, en l'occurrence les autorités responsables de la diaspora.

Ces nouvelles pratiques constituent, en quelque sorte, une transgression des frontières scientifiques, elles offrent un raccourci historique, en conférant aux capacités sociocognitives une ubiquité inédite. Elles ouvrent de nouvelles brèches dans la division internationale du travail, en permettant l'accès plus facilement à un bassin de savoir, tout en diminuant les coûts de transaction (coût de transport, logistique...).

Cet ensemencement scientifique va à l'encontre de la polarisation qui caractérise l'évolution actuelle de la recherche scientifique et de l'économie, au niveau mondial. Il met à mal le rôle des autorités en charge de la diaspora en leur ôtant, en quelque sorte, leur raison d'être. Ces dernières doivent trouver, elles-mêmes, leur place dans une configuration où l'horizontalité prend le pas de la verticalité. C'est à elles de trouver la clairière qui permet d'illuminer le temps connecté que vivent les nouvelles générations. C'est à elles de faire de la diaspora, non pas une projection de leurs désirs, mais un accompagnement de ses besoins. C'est à elles de profiter de leur longue expérience, somme toute intéressante, malgré des résultats ténus, pour donner de l'élan, de l'épaisseur, des perspectives et, en même temps, du recul nécessaires à cette relation qui fluctue au gré des pays d'accueil, des histoires individuelles et des époques d'immigration, tout en évitant, autant que faire se peut, les agrégations abusives.

C'est à elles que revient finalement la responsabilité de conjuguer le temps fluide, fluctuant et frénétique de la diaspora avec le temps long des politiques. C'est à elles de remembrer une relation exténuée, effritée, disloquée, en donnant aux différentes générations de la diaspora un sentiment d'appartenance à un territoire prédestiné, en magnifiant sa trajectoire et en renouant avec la perspective d'un progrès partagé.

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