Capital humain : le Japon a-t-il (vraiment) trouvé son facteur de différenciation en Afrique ?

D’ici 2025, le Japon prévoit d’investir 30 milliards de dollars en Afrique, avec un accent grave sur le développement des ressources humaines locales dans divers secteurs dont l’industrie. Alors que le dernier TICAD à Tunis avait pour empreinte la volonté de se démarquer des autres puissances mondiales intéressées à faire du business avec les pays du continent, qu’en est-il concrètement ?
Ristel Tchounand
(Crédits : DR)

« Approches axées sur les personnes », « se concentrer sur les personnes », « investir dans les personnes »... C'est ainsi la dimension que donne le Japon à sa coopération économique avec le continent africain sur les trois prochaines années, selon le Premier ministre Fumio Kishida qui s'est exprimé virtuellement à la 8ème conférence internationale de Tokyo sur le développement de l'Afrique (TICAD-8) tenue à Tunis du 27 au 28 août.  « Le Japon soutiendra fermement le développement en Afrique sur la base de l'appropriation africaine. [...]J'espère que, grâce à un cercle vertueux de croissance et de distribution, le Japon contribuera à réaliser une Afrique résiliente que l'Afrique elle-même vise à réaliser », a-t-il déclaré, soulignant la volonté de son pays de contribuer à « une croissance de qualité » du continent.

Sur la période, le Japon prévoit 30 milliards de dollars d'investissements. Le schéma de répartition de cette enveloppe est presque classique d'un point de vue contemporain : croissance verte, financement des startups, santé, transition numérique, crise alimentaire suite à la guerre en Ukraine ... Tokyo s'est également allié à la Banque africaine de développement (BAD) pour un cofinancement qui irait jusqu'à 5 milliards de dollars, afin d'« améliorer la vie des Africains », en contribuant notamment à « faire avancer les réformes qui aboutissent à une gestion saine de la dette ».

300 000 professionnels formés sur 3 ans

L'autre domaine sur lequel les Japonais veulent poursuivre plus étroitement la coopération économique avec l'Afrique est le « développement des ressources humaines », avec des promesses chiffrées. « Au cours des trois prochaines années, nous nous efforcerons de former plus de 300 000 professionnels dans un large éventail de domaines comprenant l'industrie, la santé, la médecine, l'éducation, l'agriculture, la justice et l'administration », a déclaré Fumio Kishida, citant les exemples d'accomplissements japonais en la matière tels que le Noguchi Medical Research Institute au Ghana et l'Initiative africaine d'éducation commerciale pour les jeunes  (Initiative ABE).

Au sortir de cette grande messe de deux jours qui a vu la participation de 48 pays dont 38 d'Afrique, les parties japonaises et africaines ont affiché leur satisfecit, d'autant qu'en plus des promesses d'investissements, Tokyo s'est engagé à revendiquer un siège permanent pour l'Afrique aux Nations Unies.

L'éternelle rivalité avec la Chine

Au fond, l'allocution gouvernementale japonaise laisse transparaître sa volonté de se démarquer face aux autres puissances mondiales, la Chine en l'occurrence. Un fait clairement vérifié au regard du traitement médiatique local du TICAD. « Le Premier ministre japonais promet 30 milliards de dollars pour l'Afrique au cours des trois prochaines années, alors que la Chine et la Russie se profilent à l'horizon », titre l'agence de presse japonaise Kyodo News pour informer sur la nouvelle stratégie nippone, précisant que cette dernière « met l'accent sur l'investissement dans le capital humain et la promotion d'une croissance de qualité sur un continent où la Chine et la Russie exercent leur influence ». L'article a été repris textuellement par plusieurs médias locaux.

En misant sur le capital humain, le Japon a-t-il trouvé le moyen de se démarquer de ses concurrents sur les marchés africains, alors que les Chinois notamment sont souvent accusés de fermer la porte du transfert technologique, en important leurs experts pour leurs différents projets ? « Je n'en suis pas si sûr », déclare à LTA un fonctionnaire international qui a étroitement travaillé avec les Japonais pendant plusieurs années. « Quand on veut développer le capital humain pour l'essor économique, on investit dans la création d'universités où les gens pourront acquérir une expertise pointue qui servira au développement des industries », estime-t-il.

Un 'vieux' créneau sur lequel Tokyo veut accélérer

S'ils sont devenus aujourd'hui un classique de la diplomatie économique dans le monde, les grands sommets entre puissances mondiales et le continent africain ont commencé avec le TICAD en 1993 à Tokyo. Au départ, il n'est question que de politique et de diplomatie. C'est l'ancien Premier ministre Shinzo Abe qui transforme la rencontre en plateforme business à partir de 2013. Dépassé par ses concurrents qui, entre temps, se sont inspirés de cette idée de sommet pour booster leurs relations économiques avec les pays africains, le Japon se réoriente avec toujours en toile de fond, la volonté de concurrencer la Chine.

Sur le plan commercial, le « pays du soleil levant » comptabilise 23,5 milliards de dollars d'échanges avec l'Afrique en 2021, en hausse de 74% en glissement annuel. Des chiffres qui le classe sixième partenaire économique du continent, quand la Chine et l'Inde sont respectivement à 254 milliards de dollars et 89,5 milliards de dollars d'échanges commerciaux avec le continent en 2021. Mais si Tokyo semble davantage vouloir affirmer le caractère singulier de sa stratégie économique en Afrique, il navigue (plus légèrement) depuis longtemps sur le créneau de la formation professionnelle.

« Le Japon ne pouvant rivaliser avec les montants déboursés par la Chine en Afrique, il met en avant la qualité de son offre, plutôt que la quantité. Tokyo fait valoir que ses infrastructures sont plus solides et durables, car des ingénieurs et des agents locaux sont impliqués dans la construction et formés pour entretenir les routes et autres installations. L'approche du Japon est donc de proposer une offre différenciée, basée sur la qualité, la formation des ressources humaines et l'appropriation locale », explique Céline Pajon, chercheure et spécialiste du Japon à l'Institut français des relations internationales (IFRI) dans une note de 28 pages publiées en 2014 et intitulée « La diplomatie économique du Japon en Afrique ».

« Les Japonais sont-ils prêts à transférer ne serait-ce qu'une partie des technologies dont ils ont la maîtrise ? »

Si huit ans plus tard le Japon fait valoir quelques accomplissements en matière de formation, certains experts estiment que les résultats peuvent être meilleurs. « Il n'est pas juste question d'avoir quelques profils. Pour se développer, l'Afrique a besoin de grands ingénieurs en chimie, en automobile, en industrie manufacturière, en agriculture, en architecture et j'en passe. Mais le Japon est-il prêt à nous prêter main forte dans ce sens ?», interroge le fonctionnaire international avant d'ajouter :

« Les Japonais sont les meilleurs au monde en matière de green technology. Sont-ils prêts à transférer ne serait-ce qu'une partie de ces technologies en Afrique ? C'est de cela qu'il s'agit. Tous les partenaires de l'Afrique ont excellé dans divers domaines, mais jusqu'ici le continent monte difficilement en compétences dans ces domaines-là. Dans les entreprises japonaises aux Etats-Unis, la majorité des employés sont des Américains. C'est à cela qu'il faut arriver en Afrique. La résolution du problème du capital humain sur ce continent se trouve dans la création d'Universités et de grandes écoles qui forment aux différentes expertises dont l'Afrique a besoin pour se développer ».

Faisant référence à une citation de Nelson Mandela, le Premier ministre japonais Fumio Kishida a exprimé sa volonté de relever les défis avec le continent. « On voit qu'il reste de nombreuses collines à gravir. Le Japon est impatient de gravir ces collines avec l'Afrique ».

Courtisé par les puissances mondiales qui rappellent à chaque fois le potentiel de l'Afrique, le continent se trouve être le terrain de rivalités entre puissances -Japon et Chine, France et Russie, États-Unis et Chine, Occident-Russie... L'Inde pourtant très avancée en tant que deuxième partenaire commercial de l'Afrique se fait encore discrète. Alors que la guerre économique sur les marchés africains bat son plein, nombre d'observateurs estiment que cette situation représente une opportunité pour les pays africains de poser les vrais sujets sur la table des négociations.

Article mis à jour le 03.09.2022 à 11:08.

Ristel Tchounand

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