Pascale de la Frégonnière : « Plutôt que les infrastructures, la philanthropie en Afrique devrait être centrée sur les personnes »

Pascale de la Frégonnière est la directrice exécutive de Cartier Philanthropy, la fondation du joaillier Cartier, lancée en 2013 et à 60% tournée vers l’Afrique. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, elle lève le voile sur les accomplissements philanthropiques de la maison de luxe à travers le Continent et revient sur diverses thématiques dont le développement de l’industrie du don, le métier d’agent philanthrope, tout en insistant sur le sens que les fortunes africaines notamment devraient donner à la philanthropie. Interview.
Ristel Tchounand
(Crédits : DR)

Les organisations philanthropiques en Suisse qu'elles émanent de personnalités fortunées ou d'entreprises sont réputées pour être très discrètes et mener leurs actions loin des médias. Récemment, la donne tend à changer. Elles sortent de plus en plus de l'ombre pour montrer ces réalisations source de mieux vivre au sein de populations de pays en développement. Cartier Phlianthropy, la fondation du célèbre joaillier Cartier, fête son cinquième anniversaire cette année et se prête au jeu en levant le voile sur ses activités en Afrique.

Exclusivement financées par la Maison Cartier à hauteur de 45 millions de francs suisses à ce jour, ces activités sont pilotées par Pascale de la Frégonnière, une experte du domaine qui a fait sa carrière aux Nations Unies et à l'Unicef où elle a occupé plusieurs postes de responsabilités.

La Tribune Afrique : Cartier Philanthropy accorde une place de choix à l'Afrique dans son action. Au bout de cinq ans d'activité, quel bilan en faites-vous et avez-vous réussi à en mesurer l'impact sur le terrain ?

Pascale de la Frégonnière : L'action de la fondation s'est en effet concentrée à plus de 50-60% sur l'Afrique subsaharienne, surtout l'Est et l'Ouest du continent, où nous travaillons sur la condition des femmes -c'est une des bases de notre action-, mais aussi sur des thématiques qui touchent la santé, l'éducation et l'emploi des jeunes.

Cartier Philanthropy

Au global, concrètement, nous avons consacré au cours des cinq dernières années 45 millions de francs suisses à notre action philanthropique. Un montant conséquent, qui ne va malheureusement pas résoudre les problèmes de pauvreté dans le monde, mais qui s'attache à apporter les solutions les plus adaptées aux problèmes des plus vulnérables, notamment en milieu rural en Afrique. Nous travaillons avec des ONG qui apportent des solutions absolument pertinentes et préalablement testées, car quand nous investissons, nous nous engageons à avoir des résultats et à en mesurer l'impact sur les populations bénéficiaires.

Un des cas des plus éloquents est celui de Women for Women International, une ONG qui travaille avec des femmes vivant dans les pays post-conflits comme le Rwanda où le problème du génocide est encore très présent dans les esprits. Après avoir subi d'atroces violences, la marginalisation, la pauvreté, elles ont la possibilité de rejoindre des groupes de soutien où elles pourront partager leur quotidien, mais aussi acquérir des compétences, apprendre à mieux se connaître, à prendre en charge leur santé et celle de leurs enfants, apprendre un métier... Grâce à cela, elles arrivent en moyenne à doubler leurs revenus. On parle de revenus qui sont très faibles mais qui, malgré tout, font une vraie différence pour ces femmes.

Alors effectivement, nous sommes très attachés à mesurer l'impact pour savoir à quoi servira le dollar qui est dépensé et comment il va améliorer la vie des bénéficiaires. Et c'est lors de mes déplacements que je me rends compte qu'au-delà des chiffres et des données quantitatives, qu'on arrive à obtenir l'impact qualitatif sur le terrain est très important. Quand on rencontre par exemple ces femmes aux revenus modestes qui réussissent à les doubler, voire tripler, on réalise la dignité retrouvée : elles n'ont plus peur de prendre des décisions pour leurs familles, elles sont capables de prendre leur vie en main... Et ça, c'est extrêmement important.

Quels sont les pays en Afrique que vous couvrez et élargirez-vous cette couverture dans un avenir proche ?

Nous œuvrons principalement en Afrique de l'Ouest et l'Afrique de l'Est, plus précisément au Sénégal, Cameroun, Burkina Faso, Ethiopie, Rwanda, Kenya, Ouganda, Mozambique, Madagascar. Pour nous, l'idée n'est pas de faire une couverture large, mais plutôt adaptée. Nous n'avons pas des moyens infinis et ce serait trop difficile de couvrir un très grand nombre de pays, car on ne pourrait pas faire le suivi nécessaire pour s'assurer des résultats obtenus.

De plus, le fait de travailler dans certains pays nous permet de mieux les connaître, d'avoir une meilleure compréhension de leur situation politique, sociale et économique, ainsi que de leur complexité en termes de mise en place de projets de développement. Grâce à cela, on acquiert plus d'expertise dans certains pays, ce qui nous permet d'avoir des échanges beaucoup plus profonds et plus pertinents avec nos potentiels partenaires.

En octobre 2017 en Suisse, Cartier Philanthropy a organisé une conférence sur le thème « Repenser la philanthropie globale : les philanthropes peuvent-ils révolutionner le développement international ? ». Selon vous, quel sens devrait-on donner à la philanthropie dans le contexte que connaît le monde aujourd'hui et l'Afrique en particulier ?

La philanthropie a une place très particulière dans le sens où elle repose sur la volonté d'individus qui ont fait fortune et qui ont envie d'utiliser l'argent qu'ils ont gagné pour redonner aux autres, ou alors ce sont les entreprises qui créent une fondation pour diriger l'action philanthropique, comme c'est d'ailleurs le cas de Cartier. A travers des financements, ces personnes et organisations contribuent à apporter des solutions à des problèmes de développement (accès à l'eau, éducation, les services sociaux qu'il faut améliorer), mais le plus important est que chacun le fasse en étant le plus responsable possible.

Ce qu'il faut éviter, à mon avis, c'est de financer les projets des organisations qui ne sont pas suffisamment efficaces, parce que cela entretient l'action d'organisations qui ne sont pas performantes. Je pense que notre rôle de philanthropes est de s'attacher à identifier les meilleures solutions possibles qui sont mises en place par des organisations extrêmement efficaces pour répondre à ces problèmes. Pour nous, l'important n'est pas de savoir si l'on va donner 100 dollars ou 10 000 dollars, mais ce que l'on va en faire. Et si on peut scolariser dix enfants avec 100 dollars, c'est formidable. Si on scolarise dix enfants avec 1000 dollars, n'y a-t'il pas un certain décalage ? Ce sont des montants fictifs, mais ce que je veux dire c'est qu'il faut connaître la réalité du terrain pour comprendre comment les fonds sont utilisés et que le montant importe finalement moins que la manière dont l'argent est dépensé. C'est à ce moment-là qu'il faut trouver les réponses adaptées.

Je pense également qu'en Afrique notamment, plutôt que le développement des infrastructures qui à mon avis devrait moins revenir à la philanthropie, on est plus centré sur le développement des capacités des personnes, afin de les amener à prendre en charge certains projets elles-mêmes. Je crois que c'est là qu'est notre rôle. Le sens que j'aimerais donner à la philanthropie c'est de se sentir responsable et de s'axer sur le développement des individus pour qu'ils puissent ensuite aller plus loin dans la vie.

Au niveau du Continent, envisagez-vous de travailler avec les grandes fortunes africaines, notamment au travers de partenariats ?

Ce sont des choses que nous pourrions envisager, mais il se trouve que dans le cas de la fondation de la Maison Cartier, cette dernière a décidé de financer elle-même sa fondation. Donc, nous ne faisons pas appel à d'autres personnalités fortunées qui proposeraient de nous confier un financement. La raison est que nous avons mis en place des process, une intégrité dans le travail que nous faisons et nous ne voulons pas que des financements externes puissent compromettre le sérieux et la rigueur avec lesquels nous travaillons. Personnellement, je ne veux pas être contrainte de prendre des décisions qui sont contraires à notre éthique ou qui ne répondraient pas à nos objectifs de performance.

Cependant, nous sommes complètement prêts à collaborer avec d'autres bailleurs, que ce soit des fortunes africaines ou autres si nous avons les mêmes objectifs, si nous nous accordons sur les modes de collaboration pour cofinancer ensemble certains projets. Nous sommes tout à fait ouverts à ces éventualités. Nous le faisons avec d'autres entreprises, ainsi que d'autres fondations.

Quand on parle de philanthropie, une notion revient souvent : industrie du don, ou industrie du mécénat. Mais cela fait parfois débat. Quel est votre avis à ce sujet ?

Il y a une industrie du don dans la mesure où beaucoup d'ONG ont dû mettre en place des systèmes, des campagnes de communication pour inciter les gens à donner. La collecte de dons est un véritable métier maintenant. Donc oui, il y a une industrie. On se rend bien compte que dès qu'il y a une urgence humanitaire et les médias en parlent, tout de suite les dons affluent. Il y a un écosystème qui se met en place, dans lequel les médias jouent un rôle important et il est vrai que chez Cartier Philanthropy par exemple, lorsque nous répondons à des urgences humanitaires, nous ne nous attardons pas sur la partie médiatisée. Très récemment, nous avons contribué à ce que l'on appelle les urgences oubliées, les urgences silencieuses. C'est le travail que fait MSF [Médecin Sans Frontières] dans les camps de réfugiés au Nord du Nigeria où sévit Boko Haram, où les besoins sont immenses et les médias n'en parlent pas. Peut-être que c'est là qu'il faut être présent avec la philanthropie, car lorsque les urgences sont très médiatisées le monde entier peut contribuer.

Aussi, je crois que l'on a un rôle qui doit être très professionnel : c'est un véritable métier qui nécessite une vraie connaissance. A mon niveau, je pense que j'ai une grande responsabilité qui consiste à bien investir le budget que me confie la Maison Cartier. Et comme dans toute entreprise, on se demande quelle est l'attente en termes de retour sur investissement. Personnellement, dans le cadre de mes fonctions, je dois répondre à la question : « quel impact social va-t-on pouvoir avoir ? » C'est à ce niveau que je dois, moi aussi, apporter des résultats. C'est pour cela que l'on a un devoir de professionnalisme, d'éthique et d'intégrité.

Ne s'achemine-t-on pas finalement vers un contexte de concurrence entre les fondations ?

Pas du tout. Enfin, je ne le ressens pas comme cela. Peut-être que d'autres ont cette impression-là. Je pense que dans la philanthropie, on n'est certainement pas en concurrence. Il y a tellement de choses à faire qu'il y a de la place pour tout le monde. De mon côté par exemple, je parle aux autres fondations du milieu du luxe, on se connaît et il arrive qu'on partage des informations. Je peux proposer à une autre fondation certains projets qui portent sur des problématiques que je ne finance pas. Nous n'avons pas d'objectifs commerciaux. Il y a vraiment la place pour tout le monde.

Le métier d'agent philanthropique ou conseiller en philanthropie émerge, en occident notamment. Y a-t-il de l'avenir en Afrique pour ce genre de métier selon vous ?

Je crois que c'est à peu près comme dans tout. Il y a un niveau de professionnalisme très fort chez certains, moins chez d'autres, tout dépend du conseil qu'on doit donner et à qui, selon le milieu, si les conseillers vont sur le terrain, s'ils comprennent la complexité des interventions requises... certains que je connais font un travail remarquable et d'autres sont très en superficie.

Je pense qu'il est important qu'en Afrique comme ailleurs que chacun se responsabilise et se professionnalise aussi. A partir du moment où on a réussi, il est important de se dire : comment puis-je contribuer à changer la vie des autres ? Qu'est-ce que je peux partager ? Car le succès se partage aussi je pense. Qu'on ait envie de profiter de sa fortune, je trouve cela normal, mais l'idée est de dire : est-ce que je peux contribuer à aider ceux qui sont dans le besoin? Je pense en effet qu'il s'agit de la responsabilité de chacun.

Quelle différence y a-t-il finalement entre le travail des organisations comme Cartier Philanthropy et celui des ONG internationales comme l'UNICEF?

Une fondation d'entreprise comme Cartier Philanthropy va définir les domaines d'intervention et choisir les organisations dans lesquelles elle va investir un montant dédié pour répondre aux besoins des personnes ciblées. Ce n'est pas l'équipe de Cartier Philanthropy qui va former des enseignants ou apprendre aux communautés villageoises l'importance de la vaccination ou du planning familial.

Les ONG internationales ou agences des Nations Unies sont établies dans les pays dans lesquelles elles travaillent et vont collaborer avec le gouvernement pour contribuer par exemple à la stratégie nationale de l'éducation ou de la santé. Elles vont définir leur action dans le cadre de ces priorités. Ces ONG doivent par ailleurs collecter des fonds pour financer les actions concrètes qu'elles mènent. Les fondations et les ONG sont donc très complémentaires, les fondations finançant le travail qui doit être mis en œuvre sur le terrain.

Pour notre part, nous sommes effectivement très vigilants et avons très à cœur de renforcer le service public afin qu'il apporte des prestations de qualité à tous, même aux plus pauvres. Nous avons par ailleurs choisi de travailler en majorité avec de plus petites ONG avec lesquelles nous créons des partenariats forts pour réaliser des objectifs communs, être dans l'échange et parfois même la co-construction de programmes sur le long terme.

De toutes vos missions en Afrique à ce jour, laquelle vous a procuré le plus de fierté ?

Ma visite l'an dernier au Rwanda. C'est l'un pays que je ne connaissais pas, où j'ai rencontré ces femmes que nous soutenons dans le cadre du programme Women for Women International. Ce sont des femmes qui sont arrivées en début du programme presque apeurées, extrêmement timides, qui ne savaient pas quelle était leur place dans le groupe qu'on était en train de créer.

A la fin du programme, elles étaient transformées, ayant retrouvé toute leur dignité, l'envie de partager leurs expériences, la fierté d'avoir réussi à se sortir de situations désespérantes, ayant la capacité de marcher la tête haute et de parler d'une voix assurée et forte et expliquer qu'elles vont pouvoir désormais -grâce à ce programme- assurer la paix dans leur pays. C'était extrêmement émouvant et gratifiant également.

Ristel Tchounand

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