Expertise France : la réforme de l’aide publique au développement se heurte à la crise du multilatéralisme

En amont du débat parlementaire porté cette semaine par Jean-Yves Le Drian, le ministre français de l'Europe et des Affaires étrangères, pour dépoussiérer les schémas de l'aide publique au développement, Expertise France, l'agence de coopération technique internationale, organisait les 1res « Rencontres internationales de la Coopération » qui ont révélé une profonde crise du multilatéralisme, sur fond de pandémie de la Covid-19.
(Crédits : Reuters)

« C'est dans une dynamique de renouveau et de refondation que s'inscrit le projet de loi relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales que je porterai la semaine prochaine devant l'Assemblée nationale et devant le Sénat au printemps, et qui sera je l'espère, adopté avant l'été » a introduit Jean-Yves Le Drian, à l'occasion des « Rencontres les rencontres internationales de la Coopération », pour la « définition d'un monde en commun » organisées par Expertise France, le 9 février 2021. « Coopération signifie œuvrer ensemble, d'où l'intitulé de ces rencontres » souligne Jérémie Pellet, le Directeur général d'Expertise France, car l'enjeu est bel et bien le renforcement du multilatéralisme. En effet, si les problématiques liées au climat ou à la biodiversité sont des « défis partagés », elles sont encore considérées comme de lointaines menaces sur le quotidien de sociétés civiles bousculées par le coronavirus.

Renforcement des opérations multilatérales favorisé par le retour des USA de Joe Biden dans le concert des nations ou repli protectionniste généré par la pandémie ? Expertise France s'interroge sur l'avenir de la coopération internationale. Pour Michel Miraillet, DG de la Mondialisation, de la culture, de l'enseignement et du développement international au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, le multilatéralisme « est une obligation, car il n'y a pas de voie de traverse (...) En créant une sorte de GIEC de la santé mondiale, « One Health », nous avons un axe indispensable et l'UE y joue un effet multiplicateur bienvenu ». L'ambition est réelle, mais les résultats tardent à venir, d'autant que l'UE n'a pas été exsangue de dysfonctionnements internes au plus fort de la crise (A titre d'exemple, mi-mars 2020, 650 000 masques envoyés par la Chine à l'Italie, avaient été dérobés par la République tchèque, avec l'approbation des autorités).

Les rencontres virtuelles d'Expertise France ont réuni plusieurs personnalités comme Winnie Byanyima, directrice exécutive de l'Onusida et Secrétaire générale adjointe de l'ONU ; Koen Doens, directeur général des Partenariats internationaux à la Commission européenne ; Ali Kooli, ministre de l'Economie, des finances et du soutien à l'investissement de Tunisie ; Makhtar Diop, vice-président de la Banque mondiale pour les Infrastructures ; Rémy Rioux, DG de l'Agence française de développement (AFD) ; Mohamed Lemine Ould Dhéhby, ministre des Finances de la Mauritanie ; Pr Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel de médecine et de physiologie 2008 ; ou encore l'astronaute Thomas Pesquet.

Aide publique au développement (APD) : la France patine.

La coopération internationale est en pleine réorganisation : révision des moyens et des objectifs, mais également des modalités d'intervention. « Le projet de loi fait de la lutte contre la pauvreté et de la préservation des biens publics mondiaux (en particulier la santé, le climat, la biodiversité, l'éducation et l'égalité entre les femmes et les hommes) les priorités de la politique de développement », indique le compte-rendu du Conseil des ministres du 16 décembre 2020, relatif au projet de loi de programmation sur le développement solidaire et la lutte contre les inégalités mondiales (remplaçant la loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014). Il propose une hausse progressive des crédits alloués à l'APD. En 2017, Emmanuel Macron s'était engagé à porter la part de l'APD de la France, à 0,55% du revenu national brut (RNB) d'ici 2022. En 2019, avec 12,2 milliards de dollars, la France consacrait 0,44 % de sa richesse nationale à l'APD, loin derrière le Luxembourg (1,05 %) ou la Norvège (1,02 %), et encore à distance des 0.7% escomptés d'ici 2022.

En révélant qu'en moyenne, les premiers bénéficiaires de l'APD en 2017 et 2018, étaient des pays à revenu intermédiaire comme la Turquie, le Maroc et l'Indonésie, le Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE avait poussé l'Elysée à réagir. La France a réorienté ses fonds vers des zones prioritaires en Afrique et dans la zone Indopacifique. Les objectifs ont également été recentrés, car le CAD indiquait par ailleurs que les « les deux tiers de l'APD française -étaient- gérés dans le cadre de missions dont l'objectif principal n'est pas le développement ».

La réorientation de la politique française de développement à l'international s'applique aussi bien aux moyens et aux géographies qu'à la méthode. « Il ne s'agit plus seulement de faire pour nos partenaires du Sud, mais de faire avec eux », a précisé Jean-Yves Le Drian, proposant d'autre part, un renforcement du pilotage politique de la coopération et la création d'une commission indépendante d'évaluation.

Expertise France intégrée à l'AFD le 1er juillet 2021

Expertise France fête ses 5 ans. « Cinq ans c'est court, mais il s'est passé énormément de choses », confie Jérémie Pellet à La Tribune Afrique. « Aujourd'hui, l'agence mobilise environ 10000 experts par an et conduit 500 projets dans plus de 100 pays. Expertise France a triplé de taille. Elle réalisait environ 100 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2015 et nous devrions dépasser 300 millions d'euros en 2021. Nos effectifs ont doublé et la méthode a changé. On ne fait plus aujourd'hui de la coopération technique comme on en faisait il y a 30 ou 40 ans. La coopération est désormais ouverte et partenariale, avec tous les acteurs de la société civile, du secteur public, des collectivités locales, des acteurs des diasporas », poursuit-il.

Expertise France sera intégrée le 1er juillet 2021 au sein de l'AFD. Ce regroupement sera suivi d'une intégration physique à l'horizon 2025 dans un nouveau bâtiment, situé non loin de la gare d'Austerlitz ; d'ici là, l'agence de coopération technique prendra ses quartiers boulevard de Port-Royal, à Paris.

L'optimisation des ressources humaines et financières, s'inscrit dans une logique de renforcement de l'offre qui devrait s'accompagner du doublement du nombre d'experts techniques internationaux d'ici 2023 et du développement des mécanismes européens de coopération internationale.

Une réponse multilatérale face à la pandémie de la Covid-19, telle est l'ambition portée par le Directeur général d'Expertise France, qui considère que la Covid-19 « a été un révélateur des difficultés du multilatéralisme [...] Dans un contexte de crise, la réaction naturelle des populations -étant- de se protéger elles-mêmes ».

La coopération fracturée sur le socle de la pandémie

Alors que le président Macron entend faire des résultats des vaccins « des biens publics mondiaux » : quelle sera la participation de l'Afrique en matière de recherche ? Quid de l'accès aux résultats ? De la production ? De la fixation des prix des vaccins ? « Aujourd'hui, 9 personnes sur 10 dans les pays pauvres, ne seront pas vaccinées cette année. Si elles ont de la chance, peut-être le seront-elles en 2022 ou 2023. Le président sud-africain a appelé cela « l'apartheid des vaccins ». C'est précisément ce que c'est » a lancé Winnie Byanyima, directrice exécutive de l'Onusida et Secrétaire générale adjointe de l'ONU, le 9 février 2021, lors des rencontres organisées par Expertise France. Elle a également indexé la sous-production des vaccins et les tarifs pratiqués par les groupes pharmaceutiques.

« En Ouganda, d'où je viens, la dose du vaccin Astrazeneca coûte 7 dollars, son prix est de 5 dollars en Afrique du Sud, alors que les pays membres de l'UE payent 2 dollars la dose. Où est la justice ? [Pourtant] vacciner les populations des pays en développement est un enjeu moral et de justice », poursuit-elle, non sans indiquer que des solutions existent. « Nous savons comment résoudre ces problèmes : en réformant les modalités de production pour répondre à la demande mondiale. Les savoir-faire, les recherches et les innovations technologiques, qui ont été en grande partie payés par les contribuables des pays riches, se retrouvent entre les mains d'intérêts pharmaceutiques privés. De nombreuses usines pourraient produire le vaccin et ne le font pas. Les 3 plus grandes entreprises pharmaceutiques au monde produisent des vaccins pour 1,5% de la population mondiale. Cela va au-delà de toute logique », a-t-elle déclaré.

Les capacités de production existent partout, y compris dans « les pays du Sud » comme l'Inde, l'Afrique du Sud, l'Indonésie, la Chine, la Turquie ou encore le Brésil, mais le partage des licences reste un idéal lointain. « Le partage des savoir-faire et de l'expertise, est dans l'intérêt du monde entier », considère pourtant la directrice de l'Onusida. De son côté, Jérémie Pellet estime qu'il est temps pour « les acteurs multilatéraux (de) se saisir du sujet de la production des vaccins et (de) s'interroger sur les licences globales ».

Comment répondre à la demande mondiale ? « Les règles internationales en vigueur ne permettent pas de répondre à la demande. Elles permettent seulement à quelques entreprises de détenir la technologie, la propriété intellectuelle, le savoir-faire, pour produire les volumes qu'ils souhaitent au prix qui leur convient. Cela créé une crise des économies au niveau mondial », explique Winnie Byanyima. « Nous devons pourtant résoudre cette crise [...] COVAX et l'UE aident les pays européens, très bien, mais ce n'est pas suffisant pour solutionner un problème mondial d'offre de vaccins [...] On a une crise de légitimité avec des solutions qui ne répondent pas aux problématiques globales », a-t-elle conclu. Cette déclaration fait écho à celle de Tedros Adhanom Ghebreyesus, le Directeur général de l'OMS, qui avertissait le 18 janvier dernier, que le « monde est au bord d'un échec moral catastrophique » (si les pays riches accaparent les vaccins contre le Covid-19 au détriment des pays pauvres). Alors que les acteurs multilatéraux cherchent un consensus sanitaire mondial, ils se heurtent à la réalité du marché, car « le fabricant fixe les prix, ça reste un business » n'oublie pas de rappeler, Michel Miraillet.

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