L'Afrique, grenier du monde toujours à moitié vide

Comment nourrir les 4,5 milliards de personnes que comptera le Continent à l'horizon 2100 et prétendre servir de grenier pour la planète ? C'est le défi de l'heure de l'Afrique qui, malgré le potentiel confirmé de son agriculture, n'arrive toujours pas à se nourrir. Pourtant, l'objectif reste à portée de main, à condition de réussir le pari de la transformation, seule voie vers une révolution agricole africaine.

A l'orée d'une nouvelle année qui augure d'une conjoncture économique encore difficile, l'Afrique se remémore encore les «émeutes de la faim» qui avaient ébranlé plusieurs gouvernements du Continent. Il y avait dix ans en effet, des populations en colère étaient sorties massivement dans plusieurs pays africains pour protester contre l'exponentielle inflation des prix des produits de première nécessité, avec une augmentation directe du coût de la vie, induite par la forte volatilité des cours des produits alimentaires. C'était la loi des marchés financiers. Mais si la plupart des pays qui ont connu des manifestations ont pu contenir la situation en subventionnant à tout va les produits alimentaires, le spectre des évènements de 2007 et 2008 plane toujours -avec plus d'acuité- au regard des nouveaux défis qui font aujourd'hui du secteur agricole, la priorité des priorités des politiques de développement élaborées ces dernières années.

L'enjeu est pourtant clair, mais double : le vrai défi pour le Continent, c'est de parvenir à se nourrir et par la même occasion se hisser au rang de grenier du monde en misant sur ces énormes potentialités. Comment y parvenir alors ? Une question qui se pose avec acuité , car, en dépit des différents diagnostics établis et des recettes pour y remédier compilées, l'Afrique est encore loin du compte en la matière et à l'allure où vont les choses, plus les années passeront, plus l'écart se creusera davantage entre ce dont l'Afrique aura besoin pour se nourrir et nourrir le monde et ce qu'il y aura de vraiment disponible.

Aujourd'hui par exemple, l'Afrique subsaharienne abrite 28% des personnes souffrant de la faim à travers le monde, derrière l'Asie du Sud (38%), selon l'Indice de la faim dans le monde (IFM) de l'International Food Policy Research Institute (IFPRI). Au regard des perspectives, les pays africains sont assis sur une véritable bombe à retardement, alors que les défis vont en s'amplifiant. «La faim régresse certes dans le monde, mais les disparités entre les continents s'accroissent, les situations en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est étant particulièrement préoccupantes», alerte la FAO qui reconnaît que si cette tendance est en train de s'inverser au  niveau mondial, elle ne l'est pas pour toutes les régions. Autrement dit et comme le font ressortir les mêmes projections, d'ici à 2030, le nombre de personnes sous-alimentées régressera au plan mondial, mais continuera à augmenter en Afrique subsaharienne.

Déficit structurant et perte de croissance

Le Continent n'arrive pas encore à couvrir ses besoins alimentaires, avec en plus un poids en milliards de dollars dans sa balance commerciale. A l'horizon 2100, il faudra nourrir 4,5 milliards d'Africains, selon les projections des instituts internationaux de statistiques. C'est le premier défi pour un secteur qui représente aujourd'hui 16,2% du PIB du Continent, fournit du travail à plus de 60% de sa population, assure à près de 70% des besoins en nourriture, mais qui compte encore en 2017 plus de 300 millions de personnes sous-alimentées. Un vrai paradoxe si l'on tient compte du potentiel confirmé du Continent en matière de terres cultivables disponibles, de la main d'œuvre et des ressources hydriques.

Dans les faits pourtant, l'Afrique connaît aujourd'hui un potentiel de culture estimé entre 25% et 40% -selon les pays, mais une moyenne continentale de 60% de déficit en matière de productivité, selon le dernier rapport de la situation de l'Agriculture sur le Continent, publié en septembre dernier à l'initiative de l'Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA). Afin de pouvoir satisfaire la demande d'ici à 2050 -avec l'explosion démographique en cours sur le Continent et une urbanisation galopante à laquelle se greffe une montée en puissance de la classe moyenne- il faudrait faire en sorte que la production agricole progresse de 112,4% contre +20% entre 2005 et 2012, selon un rapport de la FAO. Conséquence directe : les pays africains devront encore grever leurs budgets pour continuer à importer et à subventionner massivement afin de compenser leur déficit en besoin alimentaire.

Selon les experts de la Banque africaine de développement (BAD), la hausse de la demande alimentaire et l'évolution des habitudes de consommation entraînent une hausse rapide des importations nettes de produits alimentaires dont le coût avoisinait ? en 2015, plus de  35 milliards de dollars et devrait tripler à 110 milliards de dollars d'ici à 2025 si la tendance n'est pas jugulée. «En cultivant ce que nous ne consommons pas et en consommant ce que nous ne cultivons pas, l'Afrique est en train de ruiner ses zones rurales, exporte ses emplois, affaiblit les revenus de ses agriculteurs et perd sa jeunesse qui préfère émigrer d'elle-même vers l'Europe ou d'autres horizons», alerte la FAO. Une simple simulation comparative donne une idée des pertes que cela engendre, car si le Continent arrivait à se nourrir de lui-même, ces 35 milliards de dollars par an suffiraient à électrifier toute l'Afrique et 110 milliards de dollars d'économies annuelles sur les importations alimentaires suffiraient à combler tous les déficits d'infrastructure en Afrique. «Nous devons donc penser autrement», recommande le rapport de la FAO.

A tire d'illustration, l'Afrique produit 75 % de la moisson mondiale de cacao, mais ne perçoit que 2% des 100 milliards de dollars par an générés par le marché du chocolat. «Si le prix du cacao peut baisser, celui du chocolat jamais», font relever les experts de la Banque panafricaine qui rappellent qu'en 2014, l'Afrique n'a tiré que 1,5 milliard de dollars de ses exportations de café, alors que l'Allemagne, acteur de premier plan de la transformation du café, a gagné quasi le double grâce à ses réexportations. L'exemple en vaut aussi pour le coton dont le prix peut certes baisser, mais pas celui des produits textiles et des vêtements. Autre exemple, la crise budgétaire qu'a connue la Côte d'Ivoire -aujourd'hui premier producteur mondial de cacao- et qui s'est traduite notamment par des mouvements de protestation des producteurs, s'est révélée comme un concentré de tous les défis auxquels fait face actuellement le secteur agricole africain, puis les enjeux qui l'accompagnent. Fort heureusement, la réponse apportée par les autorités, qui a consisté à faire monter en gamme le secteur industriel local avec des investissements massifs, s'inscrit dans la droite ligne de la thérapie de choc que recommandent les experts pour faire booster l'industrie agricole africaine. «L'Afrique a les ressources naturelles potentielles, les compétences, les capacités humaines et la terre, susceptibles d'inverser la balance des paiements et de passer du statut d'importateur à celui d'exportateur en consommant des aliments produits en Afrique», confirme Agnes Kalibata, présidente de l'AGRA.

Adaptation climatique et diversification économique

Alors que le Continent n'a pas encore fini de relever les défis assurant sa propre sécurité alimentaire, et avant de prétendre vendre au monde et ainsi pouvoir «nourrir l'Afrique pour nourrir la planète», les pays africains devraient s'adapter à un contexte mondial qui ne cesse d'évoluer. Les raisons du retard actuel qui explique le déficit de production constaté tiennent à un ensemble de facteurs liés aux réalités africaines, dont une sous-estimation du potentiel qui explique la lente prise de conscience politique comme il apparait dans les politiques publiques ; le manque d'investissements conséquents ; et un environnement des affaires peu propice.

Désormais, l'enjeu c'est l'adaptation aux changements climatiques. Les deux tiers des terres arables africaines, qui font office de premier argument marketing en matière de vente du potentiel du Continent, pourraient être perdus d'ici 2025 à cause des perturbations climatiques. Les experts estiment à juste titre que la baisse des rendements agricoles pourrait atteindre 20% en 2050, alors que la population africaine sera amenée à doubler. Les recettes qui ont fait foi sous d'autres cieux -comme en Amérique latine- ne sont plus transposables en l'état au Continent. Cela constitue une opportunité avec les milliards attendus pour aider les pays africains à s'adapter au changement climatique et que conforte le consensus sur le rôle prioritaire que l'Afrique pour réponse aux changements climatiques. D'où, une nouvelle brèche pour cette transformation économique tant espérée ces derniers temps.

La prise de conscience a certes été bien tardive, si l'on se réfère aux résultats atteints à ce jour par l'ensemble des pays africains en matière de développement agricole. Pourtant, au lendemain de la crise économique née de la baisse brutale des prix de matières premières de 2014-2015, une nouvelle dynamique est née sur le Continent. Dans leurs efforts de réduire leur dépendance aux ressources naturelles, les différentes stratégies de développement qui ont émergé ces dernières années accordent une importance primordiale au développement de l'agriculture, comme la voie adaptée pour réussir la diversification et par conséquent la transformation structurelle des économies africaines. «Parce que les ressources minérales comme l'or, les diamants ou le pétrole brut ne sont pas illimitées, les pays africains doivent diversifier leurs économies. Cela ne peut se faire sans mettre l'accent sur l'agriculture, étant donné que la grande majorité des Africains en dépendent pour leur subsistance» estime-t-on à la BAD. Avec des succès à la clé pour les gouvernements qui se sont réellement engagés dans cette voie, comme le Nigéria, le Rwanda ou le Gabon.

La liste est loin d'être exhaustive et les exemples sont légion sur le Continent où l'on assiste de plus en plus à la mise en œuvre de véritable stratégie agricole portée par une amélioration du climat des affaires à travers des réformes agraires ; des investissements plus consistants avec des partenariats public-privé ; ainsi que le recours à la mécanisation et aux intrants pour augmenter la production. Dans bien de pays, la tendance des importations alimentaires a commencé à s'inverser. Des unités industrielles de transformation de produits agricoles ainsi que des zones économiques spécifiques -les fameux «agropoles», comme celui du Bagré au Burkina Faso- ont fini par porter en train leurs fruits. De quoi conforter la stratégie de la BAD qui tient en une seule formule : «L'agriculture conjuguée à l'industrie, à la fabrication et à la capacité de transformation, conduit à un développement économique fort et durable, ce qui crée de la richesse à travers toute l'économie».

Il va sans dire que cette dynamique n'est pas sans s'accompagner, comme toute stratégie de développement et à défaut de recettes miracles, de certaines imperfections qui risquent de laisser certains sur le bas-côté. Cependant, c'est à l'aune des résultats sur le terrain que ces stratégies se doivent d'être jaugées et continuellement ajustées afin de tenir compte des nouveaux défis et s'adapter au nouveau contexte.

La transformation, la clé pour une révolution agricole en Afrique

Devant l'accumulation des défis, les pays africains n'ont pourtant d'autres alternatives que de s'engager pour une véritable révolution agricole. «L'Afrique peut se nourrir par elle-même  et l'Afrique doit se nourrir elle-même. Et quand elle le fera, elle sera capable de nourrir le monde», ressasse à chaque conférence internationale, Akinwumi Adesina, le président de BAD. Les agriculteurs africains d'aujourd'hui contribueront ainsi à nourrir le monde de demain. L'ancien ministre de l'Agriculture du Nigéria sait de quoi il parle, lui qui a mis en œuvre, dans son pays, une stratégie de développement agricole ayant fait ses preuves avec une augmentation de la production agricole dans l'une des premières économies du Continent qui s'est longtemps appuyée sur sa production d'or noir pour financer son développement. C'est ce qui explique d'ailleurs que dès le début de son mandat, la banque panafricaine a fait de l'agriculture une de ses cinq priorités d'interventions à travers sa stratégie «Nourrir l'Afrique».

«L'Afrique possède 65% des terres arables non exploitées de la planète. C'est donc l'agriculture africaine qui déterminera l'avenir de l'alimentation dans le monde» explique Adesina. Le président de la BAD, conforté par les avis de différents experts, en est convaincu : l'Afrique peut nourrir les 9 milliards de personnes que comptera le monde à l'horizon 2050. La clé pour réussir ce pari est à portée de main : transformer l'agriculture africaine. Pour réussir ce challenge, l'Afrique doit prendre la décision de créer de nouveaux systèmes agraires, des systèmes qui permettent d'intégrer à la fois les petits exploitants et une nouvelle génération dynamique d'agro-entrepreneurs familiaux et industriels. «Une des priorités doit être de mécaniser l'agriculture en Afrique», soutient Adesina en véritable expert du secteur puisqu'il a par le passé dirigé plusieurs initiatives régionales et continentales engagées pour une révolution agricole en Afrique. «Le passage à une agriculture moderne et commerciale est la clé de la transformation de l'Afrique et des conditions de vie des Africains, en particulier des ménages les plus pauvres vivant en milieu rural». Adesina ne cesse en tout cas pas de le répéter : «Aucune région au monde ne s'est jamais industrialisée sans transformer son secteur agricole». Les exemples et les faits de par le monde lui donnent entièrement raison.

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