Développement : « Les Africains sont parmi les plus intelligents au monde, il faut juste la volonté politique »

Chercheur émérite, le Professeur Kevin Urama fait partie de ces Africains qui transmettent la connaissance économique à l’international, notamment à la Murdoch University en Australie ou à l'Université de Stellenbosch en Afrique du Sud. Il est Vice-président pour la gouvernance économique et la gestion des connaissances et économiste en chef par intérim à la Banque africaine de développement (BAD). La Tribune Afrique l’a rencontré récemment à Maurice en marge de la Conférence économique africaine. Dans cet entretien, il revient notamment sur la problématique liée à la valorisation et l’investissement dans la connaissance pour le développement du continent.
(Crédits : Flickr/Greenweek)

LA TRIBUNE AFRIQUE - On parle généralement de la nécessité de considérer les pays africains dans leur spécificité. Comment construire des stratégies de développement climato-intelligentes qui tiennent compte de ces spécificités souvent très disparates, quand on sait que plusieurs économies du continent dépendent encore fortement des énergies fossiles ?

PROFESSEUR KEVIN URAMA - Les pays qui dépendent des combustibles fossiles pour leur croissance économique en ce moment, feront face au  « risque des actifs échoués ». Cela signifie que si vous êtes un entrepreneur et disposez d'un produit, vous pensez au marché, à la demande. Vous ne pouvez donc pas produire ce que les gens ne sont pas prêts à acheter. Si vous le faites, vous aurez des actifs échoués, parce que vous produisez ce que personne n'achètera. C'est la raison pour laquelle je dis que les pays qui ont beaucoup de charbon et de pétrole doivent prêter attention à l'évolution du monde. Les politiques changent, les technologies changent, les préférences des consommateurs aussi changent. La probabilité qu'à terme, les gens n'achètent plus ce produit est donc élevée. En cela, il y a un risque élevé que vous dépensiez beaucoup d'argent pour construire une centrale à charbon, et découvriez ensuite que la demande est faible. Ce n'est donc pas un bon modèle économique.

Cependant, il y a aussi un autre aspect du sujet qu'il faut considérer. Lorsque la communauté internationale s'oppose à ce que les pays riches en charbon, pétrole, gaz exploitent leurs ressources, celle-ci doit leur fournir ce que ces pays cherchent à obtenir via l'exploitation des ressources. Et c'est à ce niveau qu'il faut discuter des actifs échoués. Lorsque les pays décident d'écouter la communauté internationale et acceptent de ne pas utiliser leurs actifs charbonniers ou pétroliers, ils doivent recevoir ce qu'ils recherchent : l'accès à l'électricité, l'industrialisation ... Cette décision implique donc un coût d'opportunité, qui ce à quoi nous devons penser en termes de crédit et de dette carbone. Cela permettra une sorte d'équilibre dans cette discussion.

Car si après avoir utilisé son charbon, son pétrole et son gaz pour construire des industries qui demeurent, un pays qui a la capacité de s'adapter au changement climatique empêche un autre qui n'a encore rien construit de le faire, là intervient ce que j'appelle la justice morale. Les pays développés doivent aussi être attentifs aux besoins des pays en voie de développement. C'est la raison pour laquelle l'Accord de Paris sur le climat a été construit autour des responsabilités communes mais différenciées. Il y a donc le transfert de connaissances, le transfert de technologies et le transfert d'argent, qui consistent à dire que les pays développés peuvent maintenant donner un peu plus de connaissances, de technologies et de financements aux pays en développement pour les aider à obtenir ce qu'ils veulent, mais sans polluer l'environnement. L'Afrique doit donc passer à des options énergétiques plus propres, mais elle a besoin d'un financement pour pouvoir effectuer cette transition.

Pour son industrialisation, pour passer aux technologies 4.0, pour relever les défis économiques liés au changement climatique, l'Afrique a besoin d'expertise. Comment le continent peut-il accroître ses capacités pour accélérer la machine ?

En la matière, les capacités institutionnelles sont capitales. J'ai mené plusieurs études autour de l'histoire du développement économique qui montrent que les pays qui investissent dans la connaissance, dans la gouvernance et dans les institutions sont capables de faire croître leurs économies d'une manière très soutenue et durable. Cela, tout simplement parce que les institutions définissent les règles du jeu. Les marchés, les coûts des transactions, le développement technologique, les innovations disruptives, et même le fonctionnement des organisations sont définis par les capacités institutionnelles. C'est la raison pour laquelle l'Afrique doit investir massivement dans le renforcement des capacités institutionnelles, de l'administration publique des pays, afin que nous puissions mieux gérer nos finances publiques, et arrêter de perdre des milliards. Nous perdons jusqu'à 90 milliards chaque année, en raison des flux financiers illicites. C'est un énorme manque à gagner.

Nous devons renforcer les capacités en matière de technologies et d'innovation afin de convertir nos minerais stratégiques en batteries électriques, fabriquer des voitures électriques, transformer nos cuivres en fils de cuivre, notre fer en métaux utilisés dans la construction... Nous devons renforcer nos capacités en matière de gouvernance (la façon dont nous gouvernons nos pays, gérons les ressources, les recettes intérieures, les dépenses publiques, même les emprunts durables, la transparence et le sens de la responsabilité). Toutes ces choses nous aident à constituer plus aisément le capital financier dont nous avons besoin pour nous adapter au changement climatique. En réalité, nous avons tout ce dont nous avons besoin sur le continent. Mais sans cette capacité institutionnelle, nous ne pourrons pas réaliser la transformation structurelle dont nous avons besoin.

Quelles pistes de solutions s'offrent à nos pays ?

Plusieurs pistes sont à notre portée. Le modèle en vigueur actuellement est celui d'après lequel de nombreux pays africains cherchent à l'extérieur des profils pour les aider. Cette manière de faire n'a pas fonctionné jusqu'à présent et je ne pense pas que cela fonctionnera. Chaque nation souveraine a ses propres défis à relever. Ainsi, comme le dit le président de la BAD [Akinwumi Adesina], votre voisin ne vous aimera pas au point d'envoyer vos enfants à l'école. Il peut donner une ou deux bourses d'études, mais il ne peut prendre en charge tous leurs besoins. Nous n'avons donc pas à rejeter les partenariats internationaux, mais chaque pays africain doit regarder à ce qu'il possède pour voir ce qu'il peut en faire. Les ressources naturelles sont abondantes, mais que pouvons-nous en faire, comment y ajouter de la valeur et gagner de l'argent, afin de renforcer nos capacités ? Différentes politiques peuvent être mises en place, comme permettre aux conglomérats internationaux de s'installer et mettre en place les technologies et la production, créer des emplois et opérer un transfert technologique.

Très clairement, les jeunes hommes et femmes d'Afrique sont parmi les plus intelligents du monde. J'ai pu le constater lorsque j'étais à Nairobi où j'ai lancé un programme dénommé Climate Innovation Challenge Fund. J'ai été époustouflé par le niveau des technologies et innovations d'adaptation aux changements climatiques que proposaient les jeunes du continent. Mais certains d'entre eux n'ayant pas été à l'école, n'étaient même pas rédiger une proposition. Nous devons investir dans ces personnes. Nous avons besoin de centres d'incubation de l'innovation, nous devons être en mesure de trouver des options qui permettront aux innovations d'être commercialisées, ce qui nous permettra de développer nos économies... Il y a donc plusieurs choses que nous pouvons faire.

Kevin Urama

Les pays peuvent créer des politiques de franchise et insister sur ce que j'appelle la tarification de la franchise. Si une entreprise produit des batteries ou voitures électriques, le pays doit insister pour qu'elle vienne installer et construire cette industrie dans la communauté rurale qui dispose de ces minerais : ce pays économisera de l'argent, parce qu'il n'aura pas à expédier des matières premières encombrantes vers la Chine ou l'Europe pour leur transformation. Résultat : le coût logistique est réduit et la planète sauvée, car l'empreinte carbone de l'expédition des matériaux sera nulle.

Or, lorsque les matières premières sont expédiées à l'état brut et les produits finis réexpédiés vers les marchés africains, nous assistons à la pire des tragédies, car non seulement il y a destruction de la planète, mais les coûts explosent. Il est donc question de transformer les zones rurales en zones de productivité économique, pour qu'elles ne soient plus des zones où le terrorisme et la pauvreté prospèrent. Donnez cinq ans aux jeunes hommes et femmes de ces communautés, ils maitriseront les processus de production et avant que vous ne le sachiez, ils commenceront à créer des usines. C'est ainsi que les pays se développent. Et ce n'est pas sorcier, il faut juste de la volonté politique. Cette politique du contenu local a été celle du Vietnam,  de la Chine et plusieurs autres pays.

En matière de connaissance, la recherche est également centrale dans l'essor économique des nations. Vous parlez de volonté politique. Comment la BAD travaille-t-elle avec les gouvernements sur cette question ?

En fait, mon rôle au sein de la BAD consiste notamment à mettre en place des stratégies pour renforcer la capacité de recherche, de gestion des connaissances de cette génération, afin de contribuer au développement inclusif du continent. Avec différentes parties prenantes, nous avons créé un fonds de développement des connaissances et des capacités pour l'Afrique. Nous avons de très brillants professeurs, de brillants étudiants, de brillants chercheurs dans notre région.  Mais le problème est qu'ils n'ont pas les équipements dont ils ont besoin. Certains des modèles utilisés datent d'il y a 40 ans ou plus. Or, l'économie d'il y a 40 ans n'est pas celle d'aujourd'hui. Pour que les jeunes chercheurs et les professeurs puissent mener des recherches de pointe, ils ont donc besoin d'un accès aux données, aux équipements, aux modèles de dernière génération ... Sans cela, ils ne pourront pas être à la pointe de la recherche, quels que soient leurs talents. Ce fonds est donc conçu pour identifier les institutions africaines qui seront soutenues à grande échelle, afin qu'elles puissent bénéficier des laboratoires équivalents, à des membres du corps enseignant équivalents, comme c'est le cas à Harvard, Cambridge ou Oxford. Il est également question de créer un programme d'échange des connaissances entre ces universités de l'Ivy League et les Africains de la diaspora qui peuvent vraiment contribuer au développement des connaissances et de l'innovation sur le continent.

Ce fonds contribuera réellement à la mise en place de systèmes de connaissance africains, formés et détenus par l'Afrique. Cela nous permettra de mener des recherches susceptibles d'alimenter les connaissances sur le continent. Pour la première fois le 2 décembre dernier, nous avons convoqué tous les membres de la diaspora africaine des grandes universités pour se réunir et voir comment ils peuvent contribuer à ce que j'appelle la connaissance sans frontières. Avec le Big data et l'intelligence artificielle, il n'est plus nécessaire de vivre au Kenya pour y être un professeur. Je suis professeur en Australie, au Royaume-Uni et en Afrique du Sud, alors que je réside en Côte d'Ivoire. Nous pouvons donc utiliser la technologie pour exploiter les connaissances qui existent partout et les apporter dans nos salles de classe en Afrique. Mais cela nécessite des ressources. Et c'est à ce niveau que je lance un appel à tous ceux qui veulent voir le continent se développer. Certes, l'Afrique a besoin d'argent pour les infrastructures (construire des routes, des ports et des chemins de fer ...) et la BAD fait si bien depuis 1964 qu'aujourd'hui nous avons jusqu'à 208 milliards de dollars de capitalisation. Cependant, nous avons également besoin de collecter des fonds similaires pour le développement des connaissances et des capacités en Afrique.

Propos recueillis à Balaclava par Ristel Tchounand.

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