Comment la recherche de recettes fiscales peut élargir la fracture numérique

Le gouvernement camerounais vient de lancer une nouvelle méthode de collecte de taxes pour les appareils numériques. Une mesure qui pourrait constituer un frein à la croissance du mobile, principal point d'accès à internet dans le pays.
(Crédits : DR)

Alors que l'année s'achève, le Cameroun enregistre un taux de pénétration d'Internet de 30% (rapport de Hootsuite et We Are Social), soit 20 points en dessous de l'objectif que le pays s'était fixé dans son Plan stratégique de l'économie numérique (50 % d'ici 2020). Malgré ce retard, le gouvernement camerounais a lancé une nouvelle méthode de collecte de taxes pour les appareils numériques.

La nouvelle mesure pourrait constituer un frein à la croissance du mobile, principal point d'accès à internet dans le pays. Dans la presse locale et sur les réseaux sociaux, l'Association des opérateurs concessionnaires de téléphonie mobile au Cameroun (AOCTM), des groupements de consommateurs et des acteurs de l'économie numérique à l'instar de l'entrepreneure à succès Rebecca Enonchong, questionne la démarche gouvernementale et montent au créneau pour dénoncer une mesure qui pourrait freiner la croissance d'une économie encore embryonnaire.

À la veille de l'implantation mondiale de la 5G, technologie qui va nécessiter le remplacement de millions d'appareils mobiles sur le continent, cette mesure du gouvernement camerounais laisse plusieurs experts perplexes.

D'où vient la grogne ?

Le 29 septembre dernier, les ministres des Finances et des Postes et télécommunications camerounais signaient un communiqué annonçant l'entrée en vigueur d'une nouvelle méthode de collecte des droits et taxes de douane sur les appareils numériques (téléphones portables, tablettes, etc.). Selon cette mesure, à partir du 15 octobre 2020, tous les appareils numériques connectés au réseau de télécommunications camerounais pour la première fois seront invités à payer une taxe représentant 33% du coût de l'appareil à sa sortie d'usine. Deux formules de paiement sont proposées : le paiement intégral de la taxe ou le paiement échelonné via leur crédit de communication de l'utilisateur. Bien que « les téléphones ayant été connectés à au moins un réseau mobile en activité dans le pays » soient exclus de cette mesure, l'opinion publique ne semble pas l'accueillir favorablement.

Selon certains experts, bien que cette taxe ne soit pas nouvelle, en visant directement le consommateur, celle-ci risque de créer une asymétrie d'information (le consommateur final ne connaissant pas les prix d'usines, données généralement réservées aux grossistes) et une augmentation du coût d'acquisition des terminaux mobiles. En effet, rien ne garantit que les détaillants de téléphones procéderont à une réduction de leurs prix de vente pour intégrer cette nouvelle réglementation de marché.

De son côté, l'Association des opérateurs concessionnaires de téléphonie mobile au Cameroun (AOCTM) dénonce le processus ayant conduit à la sélection d'une plateforme tierce pour collecter la taxe. En effet, Arintech, l'entreprise sélectionnée par l'Etat via un processus non inclusif et très peu transparent, inquiète l'ensemble de l'écosystème. En plus des enjeux liés à la protection des données privées, les opérateurs de téléphonie mobile soulèvent à la fois des questions d'ordre technique et de bonne gouvernance. En ayant recours à un tiers, l'Etat prévoit de « consacrer 1,65% des recettes collectées pour rémunérer tous les intermédiaires, dont Arintech, soit environ 300 millions de Fcfa pour la première année »**.

Or si le contrat est déjà signé entre l'État et Arintech, il ne l'est pas avec les opérateurs. Ces derniers vont devoir mettre sur pied des protocoles techniques qui selon toute vraisemblance ne sont pas prêts pour le 15 octobre.

L'argumentaire gouvernemental : augmenter les recettes fiscales et réduire les fraudes grâce au numérique

Le gouvernement estime que cette mesure ne constitue pas une nouvelle taxe, mais plutôt « un déplacement de la frontière physique à la frontière numérique, où la fraude est plus difficile », précise Minette Libom Li Likeng, ministre camerounaise des Postes et télécommunications. Ce dispositif permettra selon lui de rehausser à 302 milliards de Fcfala contribution du secteur numérique aux recettes fiscales. De son côté "la douane envisage de multiplier les recettes engendrées par les droits de douane sur les téléphones et les tablettes de 2500%, pour atteindre 25 milliards de Fcfa dès la première année »***.

La lecture du marché qui a conduit à cette décision est discutable, car celle-ci s'inscrit dans une perspective de court terme sans tenir compte des effets boomerang sur le long terme. En effet, on peut raisonnablement penser que cette mesure va ralentir la croissance du marché du mobile neuf et limiter le potentiel de nouvelles ressources fiscales qui pourraient y être prélevées. À contrario, la loi pourrait stimuler le marché du mobile de deuxième main et empêcher nombre d'acteurs d'évoluer au même rythme qu'une économie numérique mondialisée en constante évolution.

Une mesure qui freine l'accès universel à internet et bride le marché

Pour générer de la valeur, l'économie numérique requiert un grand nombre d'internautes et un nombre encore plus important d'échanges de données. Le gouvernement devrait plutôt inscrire son action dans l'amélioration de l'accès et de la qualité d'internet. Plus les Camerounais auront accès à des équipements performants (smartphone nouvelle génération) et un réseau abordable de qualité, plus le Cameroun pourra attirer les entrepreneurs du numérique et générer de la valeur localement, pour encore plus de recettes fiscales. D'après RFI, « en 2018, les technologies et les services mobiles ont en effet généré 8,6% du PIB de l'Afrique subsaharienne, créant une valeur ajoutée de plus de 144 milliards de dollars », un chiffre en constante croissance.

Au Cameroun, 59 % des internautes se connectent à Internet via un smartphone (Hootsuite et We Are Social). Afin de garantir un accès universel au citoyen, en plus du coût d'acquisition du terminal (téléphone, tablette, etc.), nous devons prendre en compte l'accès à une connexion internet abordable et de qualité.

Selon l'étude « Worldwide mobile data pricing: The cost of 1GB of mobile data in 228 countries», avec un coût moyen de 2,75 dollars pour 1 GB, le Cameroun se situe au 22e rang des pays d'Afrique. Une moyenne qui masque la fracture numérique qui existe entre le milieu urbain (30 % de pénétration) et le milieu rural (7% de pénétration d'après le Rapport Postes, Télécommunications et TIC 2017) où les connexions se font quasi exclusivement via mobile.

Avec les mesures annoncées par le gouvernement, on peut se demander comment celui-ci compte réduire la fracture numérique dans les communautés rurales. Comment compte-t-il concilier une approche long terme visant le développement du marché et l'accès universel à internet et une approche court-termiste visant à renflouer les caisses de l'État largement grevées par la conjoncture sécuritaire et sanitaire actuelle ? Le Plan stratégique de l'économie numérique (PSEN) étant arrivé à échéance, il est plus que temps de présenter un nouveau plan à la fois inclusif et cohérent avec nos ambitions.

Pour y arriver, le gouvernement camerounais doit se garder de considérer l'économie numérique comme un coffre d'outils permettant de rejoindre plus de poches de recettes fiscales, mais le voir comme un écosystème embryonnaire composé d'acteurs à qui il faut offrir un environnement propice au développement.

(*) Maxime Jong est consultant en développement économique inclusif

(**), (***) Aboudi Ottou - Droits de douane sur les téléphones : les sociétés de téléphonie contre le nouveau système de collecte du Cameroun.

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