Paul-Harry Aithnard : « Nous assistons à l'essor d'une coopération-compétition entre banques et télécoms »

Paul-Harry Aithnard, directeur général Ecobank Côte d'Ivoire & directeur régional UEMOA, revient dans cet entretien notamment sur le rôle des banques de la sous-région ouest-africaines dans en période de crise et leur importance pour assurer la relance économique des pays de la zone UEMOA.
(Crédits : DR.)

La Tribune Afrique - Après un premier semestre bousculé par la pandémie de Covid-19, la deuxième partie de l'année qui débute est marquée par quelques changements stratégiques au niveau du groupe Ecobank avec l'arrivée d'un nouveau président, Alain Nkontchou. Comment envisagez-vous la relance économique?

Paul-Harry Aithnard -Il est vrai que tout nouveau leadership exprime une nouvelle vision et je dirais que nous avons eu la chance depuis plus de quatre ans de reformuler notre stratégie dont le digital est le moteur. Additionnellement, nous ferons deux choses importantes durant la relance :réévaluer notre modèle d'affaires pour le rendre beaucoup plus efficient et beaucoup plus en ligne avec ce que j'appelle le monde d'après ;apporter des solutions innovantes incluant la collaboration avec des acteurs non bancaires, afin de fournir des solutions crédibles en termes de capital permanent pour les entreprises, de besoin en fonds de roulement pour les PME. Au-delà, il va falloir que tout l'écosystème financier participe à la repriseafin d'apporter des réponses aux problématiques qui ont émergé avec la crise.

Selon certains analystes, la crise a mis en exergue le fait que les banques financent peu l'économie. Partagez-vous cet avis ?

Je ne partage pas cet avis. La crise de 2008 a démontré que le problème pourrait venir des banques, parce qu'elles avaient lancé des produits beaucoup plus sophistiqués que ce que recherchait le client. Mais en 2020, la crise a démontréque sa résolution passe par les banques, parce qu'elles sont les courroies de transmission qui acheminent les fonds levés vers les bénéficiaires.

Lorsqu'on fait l'analyse, le niveau d'intermédiation financière à l'intérieur des économies africaines en pourcentage du PIB oscille entre 20 et 30%. C'est le double dans les pays asiatiques et quasiment le triple dans les pays très développés. Ainsi, par rapport à notre niveau de développement et par rapport à leurs compétences, la cartographie des risques, l'environnement réglementaire,les banques font déjà beaucoup.

En revanche, cette crise oblige les banques à davantage innover et à ne plus se contenter des produits traditionnels. J'insiste beaucoup sur ce point. Il s'agit de changer la manière dont nous concevons les produits bancaires. La crise nous oblige à atteindre un stade où le client doit pouvoir, depuis son domicile, procéder à l'ouverture d'un compte, au dépôt d'une épargne ou contracter un prêt sans être obligé de se déplacer en agence. Il s'agit également de changer la manière dont nous distribuons ces produits. Nous devons réfléchir aussi aux canaux de distribution, aux différents points de contact avec les clients que nous pouvons créer. A mon avis, tel est ce que nous enseigne cette crise.

Plusieurs secteurs ont été à l'arrêt ces derniers mois. Alors que les banques sont les principaux pourvoyeurs de trésorerie aux entreprises, parce qu'elles financent les besoins en fonds de roulement, comment accompagner les entreprises en difficultés ?

Nous pouvons accompagner les entreprises en difficultésau moyen de plusieurs solutions. Certaines d'entre elles existent déjà et doivent être proposées à nos entreprises. Il s'agit justement des solutions de financement des besoins en fonds de roulement, des solutions de financement de l'investissement... En outre, nous (banques) pouvons utiliser les différents avantages mis à notre disposition par le régulateur pour essayer d'apporter un peu plus de liquidités aux entreprises. La banque centrale a fait quelque chose de très bien en décidant des moratoires sur les crédits, ce qui permet aux entreprises de souffler dans un environnement économique difficile.

La troisième chose que nous pouvons faire et qui m'intéresse beaucoup plus est de voir comment nous pouvons en pratique adresser le problème des PME. Car, cette crise a montré que leur besoin de financement -déjà important bien avant, certains l'estiment à environ 50 milliards de dollars sur le continent africain- est critique. Il y a désormais plusieurs éléments à mettre sur la table. Une réflexion devrait être menée au sujet de potentielles solutions financières dédiées aux secteurs sinistrés tels que l'hôtellerie. Il faudrait également penser à des solutions non financières. Chez Ecobank à titre d'exemple, nous avons noué un partenariat avec Google pour créer des solutions non financières,afin de conseiller les entreprises pour qu'elles puissent traverser la crise et se préparer pour la relance économique. Je pense qu'il est important de considérer les solutions financières et en parallèle, proposer des solutions non financières.

Quel est concrètement l'intérêt du partenariat avec Google dans ce sens ?

La crise nous a montré qu'un vendeur de tissus basé à Lomé n'a plus forcément besoin de disposer d'une place au marché de la ville pour vendre. Il peut être à son domicile, publier sur un site internet les images de ses tissus et les commercialiser à travers le monde.

Google étant le moteur de recherche le plus utilisé au monde, il offre aujourd'hui une plateforme qui peut devenir une puissante plateforme d'e-commerce. Sur cette base, Ecobank et Google travaillent ensemble pour accompagner les entreprises clientes de la banque pour leur permettre de tirer parti de l'expertise de la multinationale Tech sur internet, afin d'accéder à des partenaires à l'étranger, vendre leurs produits à l'international, mettre en place des plans de développement à l'international. Il s'agit aussi pour nous de voir comment accompagner ces entreprises pour renforcer leurs capacités à être de meilleures gestionnaires.Ce sont autant d'éléments qui permettent de proposer une solution assez inédite et qui pourrait vraiment faire la différence.

Alors que les banques, qui ont déjà été considérablement sollicitées pendant la pandémie, le seront encore pour la relance. Quelles sont leurs attentes vis-à-vis de l'Etat et des banques centrales ?

Je pense qu'ils font déjà beaucoup. Dans la zone UEMOA, il faut saluer le rôle mobilisateur des gouvernements, le rôle précurseur de certaines banques centrales en prenant les bonnes décisions pour assurer la liquidité. Il est à présent nécessaire de pousser un peu plus sur certains environnements réglementaires, à titre d'exemple ceux liés au financement des PME, à la manière dont les banques peuvent créer des points de vente à travers leurs pays d'implantation, ceux liés à la coopération entre banques et opérateurs téléphoniques pour la mise à disposition des services. Il faudrait, à mon avis, continuer la discussion autour de tous ces éléments aussi bien avec les gouvernements qu'avec les banques centrales pour avoir un certain nombre d'évolutions réglementaires.

Quel traitement pour le secteur informel qui représente en moyenne 40% du PIB en Afrique ? Y a-t-il des discussions sur comment aborder ce pan de l'économie et que prévoient les banques ?

Il y a effectivement des discussions et elles tournent autour de quelques points en particulier. Premièrement, le besoin d'accompagner un peu plus le secteur informel est manifeste. Mais il faut nous assurer au préalable qu'il existe un certain nombre de garanties pour mitiger les risques structurels, car le taux de défaut au niveau du secteur informel est beaucoup plus important qu'au niveau du secteur formel.

L'autre conversation en cours et qui est pour moi la plus intéressante, consiste en ce que la crise donne une opportunité pour étudier la possibilité de formaliser certains pans du secteur informel, en les ramenant dans le secteur bancaire, parce que dans ce contexte, on pourrait leur proposer de nouveaux produits. Nous sommes en train de travailler avec les banques centrales, les banques de développement et plusieurs acteurs de la micro et de la mésofinance.

La finance digitale a émergé comme « la » solution pendant la pandémie, au cœur des mesures de confinement. Vous disiez plus haut que le digital est au cœur de la stratégie d'Ecobank. Le groupe a d'ailleurs noué des partenariats avec des Fintech de premier plan. La Finance de demain en Afrique sera-t-elle forcément digitale ?

C'est incontournable parce que l'analyse de ce qui s'est passé sur ces trois derniers mois met en évidence des éléments qui peuvent nous permettre de dessiner ce à quoi pourrait ressembler le monde d'après. Chez Ecobank à titre d'exemple, nous avons vu le volume de transactions sur nos plateformes digitales multiplié au minimum de trois. Le deuxième élément de réponse que je peux partager, c'est qu'autant dans le passé la grande majorité des transactions passaient par les canaux physiques, c'est-à-dire que les gens allaient en agence, autant depuis trois mois,on observe un basculement total où la majorité des transactions passe de plus en plus par les plateformes digitales. Certains pays sont très en avance, comme le Kenya où seulement 10% des transactions financières passent par les canaux physiques que sont les agences bancaires.

Pour toutes ces raisons, je pense que nous sommes en train d'ouvrir un nouveau chapitre où le digital primera progressivement. C'est la raison pour laquelle j'ai parlé de la nécessité de repenser la conception et la distribution des produits bancaires, car le changement va s'accélérer dans le monde d'après. Les banques doivent travailler avec les Fintech pour leur expertise, les établissements de microfinance pour leur apporter des mécanismes de liquidité propres, les opérateurs téléphoniques parce qu'ils disposent du téléphone, ce canal qui nous permet aujourd'hui de vendre les produits financiers. A titre d'exemple, nous avons aujourd'hui l'application Ecobank, qui est largement utilisée à travers le continent. Rien qu'en Côte d'Ivoire, nous comptons quasiment un million d'utilisateurs. C'est dire la portée du digital.

Alors que les opérateurs télécoms ont longtemps été perçus comme de farouches concurrents des banques sur les services financiers digitaux, était-ce difficile pour les banques, référence historique du service financier, d'établir cette culture du partenariat ?

Je pense qu'il y a certaines banques qui ont mieux réagi que d'autres, en prenant tôt le virage digital. Ce qui leur confère aujourd'hui une meilleure position sur le marché.Le point de départ une fois encore est voir à quoi ressemble ce que j'appelle la taille du gâteau. Aujourd'hui en termes de comptes mobiles, nous avons environ 70 millions de comptes mobiles sur la zone UEMOA, contre près de 16 millions de comptes bancaires. Cela veut dire que le besoin exprimé par le marché tant plus vers le digital. Sauf que le client ne voudra pas que transacter [envoyer, recevoir de l'argent, ndlr], mais aussi épargner, être capable d'emprunter et c'est alors que la banque devient la pièce maîtresse de tout le système. C'est la raison pour laquelle certains opérateurs tendent même à devenir une banque.

A mon avis, nous assistons à l'essor d'un environnement de coopération-compétition entre les banques et les opérateurs téléphoniques. Cet environnement est sain, à la seule condition d'être capable de délivrer une meilleure expérience aux utilisateurs de services.

Propos recueillis par Ristel Tchounand

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