Carlos Lopes : « La dette publique n’est plus un problème africain, mais mondial »

Avec la propagation du Covid-19 en Afrique et la nécessité pour les Etats d’organiser leur riposte stratégique, le sujet de la dette régionale a rapidement émergé en véritable problématique aux débouchées diverses. Le moratoire du G20 pour 19 pays annoncé la semaine dernière n’a que très peu fait avancer le débat. Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, Carlos Lopes, ancien secrétaire général de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), livre son analyse de la situation et propose, entre autres, des portes de sortie.
Ristel Tchounand
Carlos Lopes, ancien secrétaire général de la Commission économique pour l'Afrique (CEA).
Carlos Lopes, ancien secrétaire général de la Commission économique pour l'Afrique (CEA). (Crédits : DR)

La Tribune Afrique - En réaction à la décision du G20, vous vous êtes prononcés pour l'annulation de la dette africaine sur une année, plutôt qu'un moratoire. Pour quelles raisons ?

Carlos Lopes - Je suis un peu plus nuancé. Le G20 a approuvé un moratoire pour 19 pays africains. Déjà, je pense que c'est très peu et que s'il y a quelque chose à faire, il faut le faire pour l'ensemble de l'Afrique. Par ailleurs, un moratoire est une espèce de petit pansement qui n'aide pas beaucoup, parce que dans une année lorsqu'on parlera de relance économique, il y aura toujours ce capital et ces intérêts à payer. Je suis donc plutôt pour l'annulation des obligations financières de 2020 et si possible 2021 - différente de l'annulation du capital de la dette- pour donner un peu d'oxygène aux économies.

Je propose également qu'il y ait une restructuration de la dette africaine pays par pays et que cela permette d'alléger le fardeau de la dette en ramenant les taux d'intérêt à des niveaux plus bas. Dans les pays les plus fragiles économiquement, je préconise qu'on efface effectivement l'ensemble de la dette, parce que cela ne représente pas beaucoup d'argent pour la communauté internationale, alors que c'est vital pour ces économies. Nous avons donc un devoir de solidarité. Je pense qu'en le faisant, on va créer les conditions pour que ces pays fragiles puissent mieux répondre au Covid-19.

Vous êtes de ceux qui pensent que la pandémie a servi à renforcer un certain « afro-pessimisme ». Quelle devrait être l'approche réservée à l'Afrique face à la pandémie selon vous ?

Malheureusement, on a toujours tendance à vouloir stigmatiser l'Afrique. C'est le cas à diverses échelles. Beaucoup d'analystes pensent que le continent va rentrer dans une ère de catastrophe. L'Afrique va souffrir comme tout le monde, mais jusqu'à preuve du contraire, la crise est beaucoup plus sévère dans d'autres régions de la planète. Et il faut noter que le continent a déjà prouvé une certaine résilience avec les différentes pandémies plus localisées comme Ebola, ou le VIH Sida.

Nous constatons aussi que les attaques faites par le président Donald Trump à l'OMS ont été considérées par beaucoup sur les réseaux sociaux comme des attaques à un Africain qui dirige l'organisme le plus important pour la gestion de la pandémie. Un autre exemple de la stigmatisation de l'Afrique, est de prétendre qu'à cause du manque de qualité des installations de santé, nous aurons nécessairement des conséquences beaucoup plus graves. Or, la pandémie a bien sûr besoin de tous ces efforts conjugués, mais elle a également prouvé que même avec des limitations de toute sorte, certains pays africains s'en sortent pas mal jusqu'à présent dans la gestion de la crise. Je citerai l'Afrique du Sud qui étonne beaucoup, mais aussi le Rwanda, le Maroc et d'autres pays. Il faut donc sortir de ce pessimisme toujours associé à la capacité de l'Afrique à répondre, seulement parce qu'elle n'a pas de moyens.

D'ailleurs, on le voit très bien avec cette question de la dette. Chaque fois qu'il y a un problème en Afrique, on parle d'allègement de la dette comme une preuve de l'incapacité des Africains à sortir de leurs difficultés. Tout ce dont le continent a besoin, c'est d'être traité comme toutes les autres économies du monde. Les économies les plus riches, qui ont pourtant des ratios de dette supérieurs à leur PIB, sont en train d'emprunter tous azimuts, parce qu'elles bénéficient de taux extrêmement bas, quelques fois même négatifs ou de 0%. L'Afrique qui dispose d'une moyenne de ratio dette de 50%, emprunte à 6-7% et on estime que c'est elle qui gère mal. Si on empruntait à 0%, on n'aurait pas de problème parce que ce sont des taux effectivement considérés comme concessionnels. Ce que nous demandons, c'est que notre dette soit restructurée pour être traitée comme c'est le cas pour les pays européens, les Etats-Unis, le Japon, etc.

Justement cette question de la dette a soulevé celle de la gestion par les gouvernements. Dans certains pays, les spéculations vont bon train sur l'usage que feraient les autorités des fonds reçus dans le cadre de la riposte. Cette crise du Covid-19 ne représente-t-elle pas aussi pour nos Etats un défi de bonne gestion des ressources contractées ou générées par nos économies ?

Dans des conditions normales, hors pandémie, je soutiendrais qu'il faut d'abord que les Etats africains puissent améliorer leurs recettes fiscales. Ils ont de l'espace pour le faire. Il ne s'agit pas pour eux d'augmenter les impôts pour les pauvres, mais plutôt d'augmenter leurs capacités de gestion des impôts de ceux qui actuellement ne payent pas ce qu'ils devraient. L'amélioration de la capacité de gestion des impôts représente le défi qui doit définir la manière dont on juge les gouvernements africains et leurs capacités.

Mais ceci dit, nous sommes en train de vivre une pandémie. Essayer de régler des problèmes structurels pendant une urgence n'est pas vraiment recommandable, même en considérant les risques émanant d'une certaine mauvaise gestion qui, je pense, ne disparaitront pas en quelques semaines. Parce que nous faisons face à urgence, il faut y répondre avec des moyens qui correspondent à la vitesse de développement de la crise. Et dans ce sens, je pense qu'il faut mettre le maximum de garde-fous possibles, sans se faire d'illusion que tout sera parfait. Cela consisterait notamment à impliquer des organisations de la société civile dans le monitoring, renforcer la transparence dans les médias, la communication...

Le niveau d'endettement des pays africains grimpera après la crise. Peut-on espérer qu'ils sortent de ce cercle vicieux et arrivent à changer de paradigme dans la gestion des finances publiques ?

Le problème de la dette existe dans toutes les régions du monde, y compris les pays les plus riches de la planète. Ces régions ont des niveaux de dette historiques, qui dépassent de loin de leur PIB. Avec la crise liée au Covid-19, la question de la dette sera beaucoup plus grave dans les pays riches que dans les pays pauvres, parce qu'elle dépassera de loin leur PIB. Ces pays étaient déjà à 120% de dette par rapport au PIB selon la moyenne de l'OCDE et je pense qu'ils vont atteindre au moins 150%. Il va donc falloir revoir la manière dont on traite la question de la dette publique dans son ensemble. Ce n'est plus un problème africain, mais un problème mondial.

La Commission économique pour l'Afrique (CEA) table sur 100 milliards de dollars de financement pour une gestion réussie de la crise. Vous montez la barre à 200 milliards de dollars. Comment mobiliser une telle somme, d'autant que jusqu'ici, tous les pays ne sont pas servis ?

Je pense que les différentes organisations internationales poursuivront leurs efforts de soutien en mettant à disposition des fonds, surtout pour la réponse sanitaire et économique face au Covid-19. Mais la somme de toutes les contributions annoncées - FMI, Banque mondiale, BAD, Eximbank, BADEA, etc. - ne donne pas grand-chose par rapport aux besoins de la crise. D'un autre côté, nous savons que le G20 vient de décider d'un moratoire. Mais comme je disais plus haut, ce moratoire est vraiment timide. C'est juste un repoussement des obligations d'une année, pas pour beaucoup de pays et pas pour beaucoup d'argent. Ce qui fait que le défi reste entier.

La méthode la plus facile d'un point de vue technique -mais il s'agit d'une décision politique- pour mobiliser jusqu'à 200 milliards de dollars, est d'autoriser le FMI à faire des droits de tirage spéciaux jusqu'à arriver aux 200 milliards de dollars et en l'appliquant à l'ensemble des pays africains. Ces droits de tirage spéciaux sont absolument fantastiques, parce qu'ils permettent notamment d'utiliser l'argent pour l'aide budgétaire directe. Ce qui permettra aux pays d'avoir un espace fiscal qu'ils n'ont pas actuellement et ce, avec des obligations très légères, sans beaucoup de conditionnalités. Pour toutes ces raisons, c'est le mécanisme idéal. Les droits de tirage spéciaux ont été créés principalement pour les moments de crise comme celui que nous vivons actuellement.

Comment entrevoyez-vous l'après-crise pour l'Afrique sur le plan économique ?

Je pense que nous aurons une année 2020 perdue, avec une croissance négative. La dernière projection du FMI tablant sur une croissance négative de -1,6% de pour l'Afrique subsaharienne cette année, est encore optimiste, à mon avis. La croissance régionale sera encore plus basse. Même en considérant l'Afrique dans son ensemble, y compris le Nord, nous aurons une croissance négative au-delà de -2%. Ma prévision est motivée par le fait que les grandes économies du Continent que sont le Nigeria, l'Angola et l'Afrique du Sud auront beaucoup de mal. Les deux premières à cause du prix du pétrole, donc cela va au-delà du Covid-19. L'Afrique du Sud qui avait déjà une croissance de presque zéro, descendra considérablement avec la crise. En y associant l'Algérie, je pense qu'il y aura effectivement des conséquences terribles pour l'ensemble du continent. L'Egypte est l'une des grandes économies africaines qui va y échapper, parce que sa croissance étant considérable avant la crise, va certes diminuer, mais restera positive à mon avis.

En voyant ces grandes économies qui représentent plus de 60% du PIB africain, il me semble évident qu'on aura moins de croissance que prévu par le FMI. A mon avis, la reprise se fera en 2021, lente mais consistante à partir du deuxième semestre, si on arrive vraiment à contrôler la pandémie à des niveaux acceptables.

Ristel Tchounand

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