Commerce : « L’Afrique doit produire et exporter beaucoup plus de technologies »

Yuvan Beejadhur est le conseiller principal de Ngozi Okonjo Iweala, directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans cet entretien avec La Tribune Afrique, ce Mauricien passé par la Banque mondiale revient sur le défi multidimensionnel du continent dont l’essor dans le commerce mondial fait l’objet de plusieurs appels. Expert en économie bleue, il évoque également les enjeux de ce secteur « d’avenir » pour les pays africains.
Ristel Tchounand
(Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE AFRIQUE - Face aux chocs et bouleversements mondiaux,  le continent africain doit en même temps booster son commerce en interne, sa participation au commerce mondial (3%), développer ses industries afin d'éviter d'être à court de produits comme pendant la crise sanitaire et au début du conflit russo-ukrainien, tout en s'adaptant aux changements climatiques. Cette équation à plusieurs variables est-elle solvable ? Comment établissez-vous le lien entre tout cela ?

YUVAN BEEJADHUR - En matière de commerce, l'Afrique était déjà sur une certaine trajectoire bien avant l'arrivée de la Covid-19. Il y a eu par exemple le plaidoyer d'Afreximbank pour améliorer le commerce intra-africain et la vision présentée par l'Union africaine...  Le continent a été vulnérable aux grands changements mondiaux -suite justement à la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. C'est justement pour inverser cette tendance que les initiatives se multiplient, avec en toile de fond l'urgence climatique. Or parler de commerce avec le reste du monde, introduit le transport maritime. Et face aux changements climatiques, le shipping changera aussi bien que ce que produisent les pays. La Tanzanie produit et exporte aujourd'hui des avocats, mais rien ne garantit qu'ils puissent toujours aussi aisément le faire demain. Il faut repenser le secteur agricole qui produit également pas mal de gaz à effet de serre [GES], afin de l'adapter aux changements du climat, parce qu'il y aura plus de sécheresse, plus de cyclones, plus de changements tropicaux. De même, les îles africaines, aujourd'hui, accueillent beaucoup de touristes. Mais demain, comme on l'a vu au Pakistan, cela peut changer d'un jour à l'autre. Et ce, en raison des changements climatiques. Selon la Banque mondiale, Maurice, à titre d'exemple, perdrait au cours des prochaines quarante années, 7% de son PIB uniquement à cause des cyclones. Il y a des statistiques similaires pour différents pays du continent. Ces pertes représentent des sommes considérables. Mais le commerce peut aider à réduire ces coûts.

De quelle manière ?

Cela peut se faire si les pays africains arrivent à produire et commercialiser beaucoup plus les technologies d'aujourd'hui et de demain. En matière de ports par exemple, on a besoin maintenant des Green Ports. Ce sont des technologies à développer. Pour cela, il faut aussi travailler sur les questions de propriété intellectuelle, tout comme les vaccins. Ce que nous avons vécu pendant la crise sanitaire nous enseigne. Plusieurs pays africains avaient de l'argent pour se procurer des vaccins, mais les pays exportateurs qui concentraient la production (Inde, Chine, Europe, États-Unis) avaient décidé du jour au lendemain de mettre des restrictions à l'approvisionnement. Résultats : les pays africains ont dû attendre avant de pouvoir acheter des vaccins et nous savons ce qu'a été la suite. Même s'il y a eu une générosité de la part des pays producteurs de vaccin pour soutenir le Covax facility, entre-temps, des familles ont été dévastées par les décès enregistrés en raison de la propagation du coronavirus. Il ne faut pas que ce scénario se reproduise pour la nourriture.

Le commerce est une bonne chose pour le monde, pour l'Afrique. Notre dernier rapport sur le commerce mondial et les changements climatiques démontre qu'une réduction des tarifs sur la production des produits verts (l'énergie renouvelable, par exemple) permettra non seulement de créer beaucoup plus d'emplois, mais aussi de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES).

Vous évoquiez précédemment le commerce maritime. Les bateaux et navires, alimentés aux énergies fossiles, sont de gros émetteurs de CO2, au moment où les pays riches parlent quasiment à l'unisson pour l'arrêt de l'usage de ce type d'énergies polluantes. Comment abordez-vous la question au niveau de l'OMC ?

La décarbonatation du shipping est l'objet de nombreuses réflexions et de recherches. 90% du commerce mondial passe par la mer. Je pense que le commerce maritime est uniquement une question dans le grand schéma des changements climatiques et des émissions de GES. C'est pour y répondre que le secteur cherche à développer des technologies pour orienter les bateaux, les navires, les avions vers certaines énergies renouvelables. C'est un peu comme la discussion autour de tout ce qui est Green Steel [acier vert], sur les différentes façons de produire l'acier. C'est un matériau indispensable, mais comment le produire de manière respectueuse de l'environnement ? Une fois de plus la réponse technologique me semble être la clé.

Yuvan Beejadhur et Ngozi Okonjo Iweala

Il y a beaucoup de schémas de carbone dans le monde : 1 dollar par tonne en Ukraine, jusqu'à 130 dollars en Suède et peut-être éventuellement 200 dollars par tonne d'ici 2030 en Norvège. Cela rend les perceptions du commerce beaucoup plus volatiles et peut créer beaucoup plus de tensions. A l'OMC, nous essayons de regarder aussi comment nous pouvons harmoniser les standards du prix du carbone. Nous travaillons beaucoup plus avec le Fonds monétaire international [FMI] et l'OCDE pour harmoniser nos méthodes et avoir idéalement un prix du carbone.

En attendant, il est aussi question pour le commerce mondial d'appliquer les principes d'économie circulaire pour arriver à atténuer, si je puis dire, les effets du transport des marchandises. Les acteurs du shipping pourraient davantage travailler à transporter et commercialiser beaucoup plus de produits verts. Et c'est à ce moment que le développement de l'économie bleue est intéressant.

Justement, vous êtes expert en économie bleue. Comment le développement de ce secteur peut-il aider les pays africains à relever le défi multidimensionnel auquel il est confronté ?

L'économie bleue est un sujet clé, porteur de solutions pour les pays africains, face notamment aux grands enjeux d'avenir tels que les changements climatiques. Mais avant de parler des milliards de dollars nécessaires, il faut que les pays définissent bien le cadre juridique et s'assurent de disposer des connaissances requises en la matière, notamment en termes de data. En général, nous avons peu de connaissances sur le contenu de nos océans, peu de pays disposent du matériel technique nécessaire pour la recherche sous-marine. Ce genre de bases de données structurelles est fondamental.

J'ai dirigé une équipe de recherche économique et sectorielle à l'époque où je travaillais à la Banque mondiale. Nous avions trouvé que la diversification n'est pas si simple que cela. Si je prends le cas d'un pays comme Maurice, nous n'avons pas beaucoup progressé en termes de produits sophistiqués, c'est-à-dire qui allient connaissance et croissance, tout en intégrant des chaînes de valeur. C'est surtout l'industrie du jeans qui a été développée depuis les années 1980. Nous avons donc exporté des jeans pour hommes et femmes, alors que l'Allemagne a exporté des voitures, la Suisse a commercialisé des médicaments et produits de pointe dans le monde. Il y a donc lieu pour le continent africain de réfléchir et saisir les opportunités, y compris dans le contexte actuel de crise, parce qu'en réalité qui dit crise peut dire aussi opportunité. Les îles africaines -qui n'ont pas toutes les ressources du sous-sol dont regorgent les autres pays du continent- ont dû chercher des facteurs d'appui pour se développer. L'absence de ressources du sous-sol a donc été une opportunité d'innover.

Comment nos gouvernements pourraient-ils aborder ce sujet selon vous ?

En matière de développement durable, chaque pays a sa propre stratégie et c'est une bonne chose. Quand on regarde les secteurs du développement durable et qu'on touche à l'économie bleue, je dirais qu'il y a de bons exemples : les Seychelles, Maurice, l'Afrique du Sud ou le Kenya, entre autres. Mais de manière générale, il serait important de clarifier certains points à mon avis : l'économie bleue ne concerne pas uniquement la mer ; il n'y aura pas d'économie bleue si on ne prend pas soin des forêts, de la terre, de l'irrigation et de l'eau à l'intérieur des territoires.

Les autres secteurs économiques n'ont pas forcément fait du bien à la planète, même si leur développement a permis de créer de la prospérité. Cependant, il n'y a jamais eu un lien aussi fort entre l'économie verte et l'économie bleue qu'aujourd'hui. En plus des stratégies bien ficelées, les pays africains devraient avoir des plans d'action clairement définis et des cadres bien formés pour pousser ces sujets. Dans plusieurs pays du continent, l'économie bleue est gérée par le ministère de la Pêche qui, parfois, n'a pas les compétences ni le financement nécessaire. Et il faudrait véritablement changer cette mentalité de se dire que la pêche ou les pêcheurs sont des gens pauvres. C'est cette mentalité qui fait qu'on laisse souvent ce secteur mourir dans nos pays. Pourtant, à un moment où les gens demandent plus de nourriture, plus de produits de la mer, la pêche est absolument stratégique. D'autant que parler de pêche, c'est parler de sécurité nationale, de profondeurs marines qui sont des sujets sensibles.

En outre, la crise alimentaire dont on parle en ce moment va certainement exister, au moins tant qu'il y aura la guerre en Ukraine. Je pense donc que les plans et programmes de régionalisation de la gestion de la pêche, de l'aquaculture et de la pêche artisanale doivent être accélérés. Cette régionalisation peut faciliter la mobilisation des investissements dans l'économie bleue surtout pour les petits pays (géographiquement parlant) et Etats insulaires du continent.

Ristel Tchounand

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