CEDEAO : la situation au Mali, un « cocktail » indigeste selon des économistes maliens et sénégalais

Les Maliens ont manifesté ce vendredi contre les sanctions émises par la CEDEAO. Mais alors que le circuit économique du Mali avance vers une situation extrême, des économistes jettent un regard critique sur ce nouveau sacrifice du développement économique sur l’autel de la politique. Explications.
Ristel Tchounand
(Crédits : DR)

Formations politiques, leaders religieux, organisations de la société civile, professionnels de tout bord..., les Maliens ont manifesté ce vendredi 14 janvier, répondant à l'appel lancé par la junte au pouvoir dirigée par le colonel Assimi Goïta, pour protester contre les sanctions imposées par la Communauté des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Si -malgré l'embargo effectif depuis le début de la semaine- la vie suit normalement son cours dans le pays selon plusieurs témoignages recueillis par LTA (les banques fonctionnent, les travailleurs vaquent à leurs occupations, les étudiants vont à l'école, ...), les agents bancaires ont notamment observé des retraits importants d'argent ces derniers jours. « Les gens tentent de prévenir d'éventuelles pénuries d'autant que les banques n'ont plus la possibilité de s'approvisionner auprès de la BCEAO  [Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest, NDLR]», déclare une source à Bamako qui requiert l'anonymat.

La situation au Mali, les économistes l'observent avec beaucoup de regret : celui de voir, une fois de plus, l'économie sacrifiée sur l'autel de la politique. Etienne Fabaka Sissoko, directeur du Centre de recherche, d'analyses politiques, économiques et sociales au Mali (Crapes), a passé l'après-midi à dispenser le cours de macroéconomie à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Bamako. « Il y a certes des exemptions sur certains produits notamment les hydrocarbures et autres, relève-t-il lors d'un échange avec LTA, mais la difficulté c'est qu'il faut s'approvisionner à l'étranger. Et cela nécessite des devises. Or la BCEAO, habilitée à mettre à la disposition des acteurs économiques des liquidités sous forme de devises, ne peut le faire en raison des sanctions ».

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Dimanche dernier pour rappel, les chefs d'Etat de la CEDEAO ont décidé de plusieurs sanctions dont la fermeture des frontières terrestres et aériennes, la suspension de toutes les transactions commerciales entre le Mali et les pays de la Communauté, le gel des avoirs du Mali dans les banques centrales et commerciales de la CEDEAO, ainsi que la suspension de toute aide financière au Mali par les institutions financières du bloc régional. Tout ceci pour faire pression sur la junte au pouvoir (qui a surpris en prolongeant la transition de six mois à cinq ans), afin que celle-ci consente à une courte transition et à l'organisation rapide d'élections présidentielles.

« Sur 10 produits présents sur le marché malien, 8 proviennent du Sénégal »

L'enchainement des décisions, des discours et des actions ces derniers jours installant un climat défavorable aux affaires entre le Mali et ses voisins, l'économiste sénégalais Souleymane Keita le perçoit comme « un cocktail d'événements auquel l'on ne s'attendait pas et dont le revers de la médaille va être lourd économiquement »

Le Mali partage en effet ses frontières avec sept pays dont cinq sont membres de la CEDEAO : le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, la Guinée, le Niger et le Sénégal. Pays enclavé, sa coopération commerciale avec ses voisins est une condition sine qua non à l'accès de sa population à de nombreux produits : produits alimentaires, matériaux de construction, produits de cimenterie... A ce niveau, les chiffres placent le Sénégal en tête.

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Premier client de Dakar, Bamako a payé pour 474,8 milliards de Fcfa de marchandises en 2020 et 562,1 milliards de Fcfa en 2019, selon les données de l'Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD). Et l'économiste Aboudramane Keita de caricaturer : « sur 10 produits présents sur le marché malien, 8 proviennent du Sénégal ». Ces derniers jours d'ailleurs, la diffusion d'images de camions de marchandises à la frontière avec le Sénégal a fait le buzz, plusieurs voix remettant en cause l'embargo. « Cela montre bien que les sanctions émises par la CEDEAO impactent profondément l'économie malienne et de manière considérable l'économie sénégalaise », relève Dr Souleymane Keita, rappelant au passage que ces chiffres ne concernent que les activités formelles.

Le secteur informel représentant environ 70% du PIB dans les pays d'Afrique subsaharienne y compris le Mali et le Sénégal, les volumes commerciaux qui passent outre les comptes officiels restent colossaux. « Ce sont des pères de famille qui travaillent particulièrement dans le secteur des transports. Les liaisons quotidiennes entre le Sénégal et le Mali leur permettent d'assurer le minimum vital pour la famille. Au regard de nos économies, la situation est très bouleversante », soutient Dr Keita.

Vers une quête d'oxygène sur les routes guinéennes et Mauritaniennes ?

A Bamako, il bruisse que les autorités maliennes pourraient se tourner vers la Guinée qui a publiquement exprimé son soutien à son voisin du nord-est, mais aussi la Mauritanie et même l'Algérie, pour continuer d'approvisionner ses marchés. Mais pour chacune de ces options, il y a un bémol. « En Guinée le port n'est pas suffisamment grand pour pouvoir contenir les activités commerciales du Mali. Il y aura donc un engorgement au niveau du port autonome de Conakry », explique Fabaka Sissoko. « Le port mauritanien, qui pourrait éventuellement servir de relais, est plus un port de pêche que commercial. L'Algérie représente une option complexe, car il faut passer par le Nord. Or, le Nord et le centre du Mali aujourd'hui échappent totalement au contrôle de l'État malien ».

A ce stade par ailleurs, il est plus question des importations. Cependant, le Mali ne fait pas qu'importer. Troisième producteur d'or en Afrique après l'Afrique du Sud et le Ghana, avec 65,1 tonnes produites en 2019, premier producteur de coton sur le continent, riche en bauxite, en fer, en charbon, en gaz, ... le pays qui produit également du riz, approvisionne ses voisins. L'autre revers de cette situation va être la saturation du marché intérieur qui conduira à la baisse des prix. Satisfaisant pour le consommateur, mais pénalisant pour les exportateurs.

Si au plan budgétaire, la junte au pouvoir peut encore compter sur les réserves du Trésor, pour notamment assurer la paie des fonctionnaires, la situation pourrait devenir plus complexe si celle-ci était emmenée à perdurer. Et au-delà de la capacité financière de l'Etat, les économistes estiment le mal plus profond. « Le fonctionnement d'une économie n'est pas uniquement lié  à l'existence de liquidité ou la capacité financière dudit pays, mais c'est aussi lié à l'existence d'un circuit technique, d'un circuit financier capables de fluidifier cette circulation, nuance Fabaka Sissoko. Les interventions interbancaires sont suspendues, les opérations de compensation entre les différentes banques et, les prêts aux entreprises le sont également. Il n'a donc plus d'investissement. Comment va-t-on tenir dans un tel contexte sur le long terme ? C'est à toutes ces questions qu'il va falloir répondre ».

Alors que les Etats-Unis, la France et l'Union européenne ont exprimé leur soutien aux sanctions prononcées par la CEDEAO, l'Union africaine (UA) ne s'est pour l'instant pas prononcée sur la situation au Mali, contrairement à août 2020 -lors du putsch qui a renversé le président Ibrahim Boubakar Keita- où l'instance panafricaine avait frappé du poing sur la table face aux militaires au pouvoir. Alors qu'au plan politique, les analyses vont bon train, prêtant la situation au Mali et la réaction de la CEDEAO à ce qu'on pourrait qualifier de « lutte de pouvoir » entre la France et la Russie dans ce pays du Sahel, l'année 2022 y démarre délicatement pour les acteurs économiques.

Ristel Tchounand

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