« Les gastronomies d’Afrique ont une part essentielle dans les ICC » (Christian Abegan, chef cuisinier)

ENTRETIEN - Christian Abegan n’est pas seulement un chef cuisinier camerounais, mais un véritable ambassadeur des cuisines africaines, détenteur du grand diplôme d'honneur de l'Institut de la gastronomie française. La Tribune Afrique l’a rencontré au Caire, où il était de passage pour mettre encore en valeur la richesse des spécialités du continent. Dans cet entretien, il partage sa définition d’une cuisine plurielle, revient sur le mouvement récent de modernisation culinaire africaine et épingle le monde financier et les gouvernements quant à un soft power peu exploité.
Ristel Tchounand
(Crédits : DR)

Sympathie et franc-parler sont probablement deux traits de caractère tout de suite remarquables chez Christian Abegan, chef cuisinier camerounais depuis 35 ans, qui parcourt le globe au gré des sollicitations, comme ici au Caire, en Egypte. Lors de ses déplacements, le chef déploie selon les besoins, l'une de ses multiples casquettes, puisqu'il est également consultant hôtelier, expert en stratégie de gastronomies et sécurité alimentaire, ambassadeur pour le programme alimentaire mondial des Nations Unies et auteur du livre « Le patrimoine culinaire africain » aux éditions Lafon. Entrepreneur, ce lauréat de l'école parisienne Le Cordon Bleu, a d'abord lancé son premier restaurant à Douala, au Cameroun, avant de proposer la gastronomie afro-caribéenne dans le quatrième arrondissement de Paris.

Reconnu comme un véritable ambassadeur des cuisines africaines, Christian Abegan a été, en 2009, le premier chef du continent à se voir décerner le trophée d'excellence des cuisines afro-caribéennes. L'année d'après, il décrochait le grand diplôme d'honneur de l'Institut de la gastronomie française. Pour lui, il faut qu'on parle de plus en plus de « haute-cuisine africaine ».

LA TRIBUNE AFRIQUE - Au bout de 35 ans de recherches, de fourneaux, de voyages et d'expérimentation, comment définissez-vous la cuisine du continent africain ?

CHRISTIAN ABEGAN - La cuisine africaine est une cuisine patrimoniale et il ne s'agit pas de n'importe quel patrimoine, car il rassemble 54 pays faits de diverses cultures et des milliers de manières de faire. C'est une richesse immense. C'est un patrimoine continental et on devrait parler des gastronomies africaines ou de l'afro-continentalité culinaire africaine. Ce sont les éléments de langage que nous devons avoir pour tout de suite poser le cadre parce que dès qu'on parle d'une cuisine africaine, quelqu'un qui sait faire les omelettes se dit chef à ce rythme, les autres nations ne peuvent que continuer de sectoriser notre cuisine. Il faut que nous reconstruisions notre histoire culinaire civilisationnelle.

Nous devons transformer le monde de la cuisine africaine, mais avec la codification. Ausguste Escoffier a codifié la cuisine française, c'est-à-dire qu'ils sont partis de tout ce qui était traditionnel et ont déterminé la composition des plats. Ils ont donc réussi à créer une cuisine gastronomique, mais inspirée du terroir et développer tout cela avec les convergences qu'il peut y avoir. L'Afrique est encore en mouvement sur cela, mais il faut poser le cadre, afin de créer des vocations chez la jeunesse africaine.

Si on ne créé pas la vocation, qui travaillera dans les hôtels qui sont est en train de construire à travers le continent et pour lesquels les grandes chaines hôtelières internationales montrent toujours un peu plus d'intérêt ?

On entend beaucoup parler ces dernières années de modernisation de la cuisine africaine. Quel est votre regard sur ce mouvement naissant qui tend à s'ancrer ?

Je me demande toujours si on peut vraiment parler de modernisation dans ce domaine. A mon avis, la modernité est ancestrale. A titre d'exemple, le foie gras aujourd'hui populaire dans la cuisine française vient d'Egypte. A leur manière au fils des siècles, les autres cultures du monde, les Français y compris, se le sont appropriés. Chacun interprète et apporte sa culture, sa connaissance et sa passion sur une écriture culinaire, parce que la modernité est ancestrale. Lorsque vous servez un Kondrè (un curry/ragoût à la cuisson extrêmement lente et qui a une symbolique exceptionnelle au niveau de la scénographie, de l'intentionnalité et des moments dans lesquels on doit le partager parce qu'il y a une forme de sacralité), à partir du moment où on y rajoute par un bouillon culinaire, on tue l'authenticité du plat.

Certains cuisiniers qui ne savent pas que lorsqu'ils mettent un produit chimique dans un plat africain, ils tuent l'histoire de ce plat. La vérité est que les bouillons culinaires n'ont que des saveurs tronqués issues de laboratoires chimiques. Lorsqu'ils sont ajoutés à une tradition typique datant de plusieurs siècles, on brouille l'histoire de la traditionnalité. Après le siècle actuel peut designer cela de manière à ce qu'il y ait moins dans l'assiette, encore que cela n'est pas notre culture originelle. Dans les cultures africaines, nous ne concevions pas de manger seul dans notre propre plat. Une essentialité de la culture culinaire civilisationnelle africaine est le partage.

De plus, tous les produits chimiques rajoutés aujourd'hui dans les cuisines africaines soulèvent une véritable problématique de santé. Or, la santé dans l'assiette est essentielle. C'est l'objet de mes travaux de recherche depuis 35 ans. La modernité n'est rien sans la tradition.

Entreprendre dans le domaine culinaire requiert général un investissement important. Comment vous observez la dynamique du monde financier vis-à-vis du secteur de la restauration ?

Le monde financier est souvent fébrile par rapport aux projets culinaires. En Afrique, les banques ont souvent des conditions assez drastiques : des terrains, des biens comme gages, etc. Tout cela est parfois démesuré, surtout quand elles ont à faire des gens qui maitrisent leur métier.

Les institutions financières doivent travailler avec des experts du domaine de l'alimentation qui peuvent mieux jauger le potentiel des projets gastronomiques. Très souvent ils rejettent les projets à cause des idées reçues. A côté de cela, on voit des gens qui n'ont ni de savoir-faire gastronomique, ni de formation, arriver à décrocher des financements parce qu'ils font de bons visuels sur Instagram. Par la suite quand leurs projets foirent, les banques mettent tout le monde dans le même sac. Il faut que cela change. C'est vrai qu'une institution comme Afreximbank est en train de contribuer à changer le donne avec son évènement CANEX qui met en lumière la créativité culinaire africaine, mais le processus est encore lent, il faut que d'autres suivent.

Les gastronomies d'Afrique ont une part essentielle dans les industries culturelles et créatives. Il faut que tout l'écosystème économique et financier en prenne conscience. Il y a la vie dans l'assiette. Celui qui mange mal, meurt. Quand on parle d'ICC en général, on se focalise sur le divertissement... Mais non, quand on parle d'ICC, la gastronomie devrait être une priorité. Dans la vie, c'est après avoir mangé qu'on peut faire le reste. Et vu ainsi, le cas de l'Afrique est à prendre au sérieux, parce que notre démographie avance. Il faut que nous ayons les engagements sur tout ce qui a trait à la nutrition, à la sauvegarde de la planète...

La cuisine est considérée comme un outil puissant de soft power dont certaines nations dans le monde ont su se servir pour se positionner internationalement. Quel rôle les gouvernements africains devraient-ils jouer dans ce sens et même pour résorber toutes les autres problématiques que vous soulevez ?

Le problème sur notre continent c'est qu'en général, les gouvernements africains ne font pas confiance aux chefs africains. Ils se tournent toujours vers les chefs occidentaux. Pourtant chaque fois qu'ils reçoivent leurs invités venant d'ailleurs dans le monde, c'est l'occasion de mettre en lumière notre richesse culinaire. Dans la cuisine traditionnelle africaine, on garde les os et les arrêts dans le plat. Mais quand on parle de gastronomie, on est sur une forme d'excellence où os et arrêtes ne doivent pas exister dans le plat. Et nous avons de très bons chefs en Afrique, du Maroc au Rwanda, etc, qui sont rompus à toutes sortes d'organisation et qui sont capables de « gastronomiser » les plats africains. Il faut que les gouvernements se tournent de plus en plus vers ces experts de la cuisine africaine, afin de valoriser notre culture culinaire et la faire découvrir au monde de la meilleure des manières.

Ristel Tchounand

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Commentaire 1
à écrit le 21/02/2024 à 8:53
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Très content de voir un maître de ce niveau abordé toutes les problématiques autour de l’art culinaire africain. Qu’est ce qu’il le magnifie à merveille ! Bravo maître Abegan

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