Les vertus du temps long

En matière politique, le suivisme est prohibé, les alliances pragmatiques et le regard attentif aux mouvements et menaces géopolitiques. Les causes nationales doivent être défendues, aussi longues et complexes soient-elles, le temps n'étant qu'une variable secondaire devant l'enjeu...
(Crédits : DR.)

« Alors que nous nous sommes trouvés en Algérie en face d'une véritable poussière, d'un état de choses inorganique, où seul le pouvoir constitué était celui du dey turc effondré dès notre venue, au Maroc, au contraire, nous nous sommes trouvés en face d'un empire historique et indépendant, jaloux à l'extrême de son indépendance, rebelle à toute servitude, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, sa représentation à l'étranger, ses organismes sociaux dont la plupart subsistent toujours. Songez qu'il existe encore au Maroc nombre de personnages qui furent ambassadeurs du Maroc à Saint-Pétersbourg, à Londres, à Berlin, à Madrid, à Paris, accompagnés de secrétaires et d'attachés, hommes d'une culture générale, qui ont traité d'égal à égal avec les hommes d'état européens, qui ont le sens et le goût des choses politiques... ». (Réponse du Maréchal Lyautey au député Briot en 1916).

Loin d'imaginer la longue parenthèse en deux blocs qui façonnera un nouveau monde dès 1945, le Maréchal Lyautey avait, du haut de sa culture, su cerner les piliers anthropologiques et civilisationnels des nations qui durent. L'Histoire lui donna raison.

Sans se limiter à l'expression d'une admiration non dissimulée de la civilisation marocaine, cet article propose une grille de lecture des leviers de stabilité et de vision stratégique des pays qui résistent le mieux dans un monde d'incertitudes.

En effet, la fin de la dialectique binaire USA-URSS nous livre de précieux enseignements sur les nouveaux rapports de force et sur le retour en scène de vieux États-nations. C'est ainsi que la Russie s'assume au point de jouer les trouble-fête face à un occident redevenu vulnérable, que la Turquie retrouve ses ardeurs ottomanes, que la Chine millénaire domine en silence, que le Maroc déploie ses forces en Afrique et impose sa ligne.

D'envergures certes différentes, ces nouvelles anciennes puissances ont deux points communs : une longue histoire et une stratégie d'influence qui dépasse leurs frontières.

La parenthèse désenchantée

Le XXe siècle fut sans nul doute le laboratoire inédit des expériences de prolifération d'états. De 72 pays en 1945, nous sommes passés à 197 états reconnus par l'ONU.
Non pas que le joug colonial soit louable, mais les découpages frontaliers brutaux et la balkanisation ont conduit à des ensembles composites, terreaux d'instabilité et de rancœurs inconsolables.

Si la décolonisation a suscité une euphorie temporaire, elle a surtout laissé derrière elle des pays fragiles et voués aux guerres intestines, dépourvus de repères historiques et unificateurs. Le bloc soviétique a su les nourrir d'un logiciel idéologique inespéré pour leurs dirigeants en quête de légitimité. Un socialisme de mode surtout prisé des putschistes en tous genres. Flatter les foules pour mieux les tromper, au gré du cours du baril, tel se résume l'exercice du pouvoir dans de nombreux pays arabes, africains et sud-américains notamment. La malédiction des ressources fossiles a en outre conduit ces jeunes états et leurs gouvernants vers des politiques hasardeuses, empreintes d'arrivisme et étrangère à toute transcendance. Les pétrodollars les ont figés dans l'instant et ont conforté leur incapacité à penser l'avenir.

De Nasser à Kadhafi, les « colonels » se suivent et disparaissent, pendant que les vieux États-nations subsistent, non sans dégâts au passage. Derrière ces républiques en treillis se perpétuent des économies de rente, des conflits civils, un chômage chronique, une léthargie culturelle, le tout sur fond de clanisme pour la lutte du pouvoir.

Dans ce décor en recomposition, le Maroc se présente comme un acteur singulier. Loin des réflexes victimaires, il reprend les rênes en 1956 en maintenant une relation dépassionnée avec l'ancien colon. Le pouvoir maintient le cap jusqu'à la chute du mur de Berlin, résistant aux déstabilisations voisines, assurant péniblement les bases d'une économie diversifiée et d'une agriculture à perfectionner, pour enfin entamer une ère de changements face aux défis du 21ème siècle.

C'est ainsi qu'en l'espace de 20 ans le pays s'est imposé comme une puissance africaine et un partenaire incontournable, déployant son influence sur les secteurs clés : banque, industrie, télécom, transport aérien et maritime,... mais également sur les terrains religieux et sécuritaires. À tel point que le royaume fait figure d'intrus dans son environnement maghrébin. La vision en mouvement face à l'immobilisme hagard.

L'échelle maghrébine incarne parfaitement ce contraste entre États-nation et pays issu de la colonisation. Le retard de compréhension des enjeux géopolitiques mondiaux et les compétitions sanglantes pour le pouvoir ont un effet d'inhibition de l'action politique, et condamnent ces jeunes pays à une gestion sans prospective.

Confession de foi

« De Clovis au Comité de Salut Public, j'assume tout », disait Napoléon accédant au pouvoir en 1799, établissant ainsi les bases de l'Empire comme chemin inexorable d'une nation aux destinées divines. L'indépendance et la grandeur en legs éternel depuis le baptême de Clovis, qui décrète l'acte de naissance de la France héritière de Rome et de son socle de valeurs catholiques. L'identité nationale transcende dès lors le sentiment d'appartenance en une responsabilité devant l'Histoire. Responsabilité qui s'incarne à travers les âges, de Jeanne d'Arc à De Gaulle.

Les États-nations ont ainsi le pouvoir de puiser dans leur passé glorieux les ressources intemporelles qui ne laissent d'alternative que le devoir de protéger l'héritage et d'étendre le rayonnement. Plus qu'un contrat social, l'unité nationale revêt une dimension religieuse, une confession de foi où le drapeau à lui-seul ne suffit pas.

La Dynastie Qin unifie le territoire chinois en 221 av JC, 2200 ans plus tard le Parti unique de Xi Jinping concilie le collectivisme et les valeurs confucéennes, et veille à l'ordre d'une Chine conquérante. En 1299 Osman devient le premier Sultan de l'empire Ottoman, Erdogan réanime ce souvenir en exaltant la sphère d'influence turcophone et en déclarant une croisade aussi économique que culturel. Riourik fonde la Russie en 860 sur le territoire de l'actuelle Ukraine, marquant le début d'une civilisation en expansion, de l'Empire à l'URSS, jusqu'à la Fédération de Russie dont Poutine est le farouche défenseur.

Depuis la fondation du Maroc en 789 par Idriss 1er, les conquêtes n'ont cessé, de l'Espagne au fleuve Sénégal, sous le régime monarchique et sans discontinuité depuis 12 siècles. Le roi Mohammed VI poursuit l'œuvre de ses ancêtres, magnifiant une nouvelle doctrine économique et diplomatique.

Quels que soient les dynasties ou régimes politiques qui se succédèrent au fil des siècles dans ces pays, tous ont souscrit à l'impératif de ne jamais trahir la substantifique moelle civilisationnelle.

Soft power et influence

Bien qu'insignifiant sans une approche globale, le soft power n'en est pas moins une réalité qui compte. Ce concept mesure le pouvoir d'influence culturelle qui accompagne la diplomatie classique et les relations internationales. En d'autres termes le capital sympathie que peut générer un pays : son histoire, son artisanat, ses productions artistiques, le tourisme, les évènements internationaux. Il s'agit là d'une capacité à accueillir et à partager, symbole d'une nation confiante et tolérante.
Des ingrédients appréciés des investisseurs, partenaires financiers, organismes internationaux, et qui pèsent dans la balance des décisions géostratégiques.

Le soft power ne s'improvise pas et se forge dans la durée. Le cas du Maroc est éloquent. Seul empire du monde arabe à avoir vaincu les Ottomans, brisant ainsi les visées atlantiques d'Istanbul, l'exception marocaine n'est pas un vain mot. La forteresse marocaine n'est pas seulement militaire mais également architecturale, culinaire, artisanale, vestimentaire,... Un univers qui matérialise une identité forte et qui suscite un attrait manifeste à l'international.

Historiquement, les nombreuses archives nous renseignent également sur les liens diplomatiques qui unissent les États-nations entre eux et qui constituent un capital d'influence pour la géopolitique contemporaine. En exemple, la relation particulière qu'entretiennent les États-Unis avec le Royaume du Maroc, premier pays à avoir reconnu leur indépendance. Deux siècles plus tard, c'est avec ce souvenir à l'esprit que ces derniers reconnaissent la souveraineté du Maroc sur son Sahara.

Le rôle de vecteur de paix est enfin l'un des critères de soft power et de crédibilité sur la scène internationale. Cette vocation se constate sur le terrain sensible des religions et du dialogue de paix. Sur ce volet, le Maroc est aussi bien le garant d'une relation apaisée et constructive entre les religions du Livre, consacrée dans sa constitution, mais également à l'intérieur du monde musulman où le Royaume forme les imams de plusieurs pays, dans le respect du rite sunnite malékite.

Héritier du passé, redevable de l'avenir

Les victoires militaires des batailles d'antan forgent le souvenir commun d'un territoire gagné par la force et l'ardeur au combat, et non par les aléas politiques et climatiques de l'Histoire.

Les institutions héritées permettent d'envisager l'avenir comme une continuité du passé. Et naturellement, l'humain tient le premier rôle. Savants et érudits, artisans et apprentis, la hiérarchie naturelle de transmission du savoir et de la tradition doit fonctionner sans faille.

En matière politique, le suivisme est prohibé, les alliances pragmatiques et le regard attentif aux mouvements et menaces géopolitiques. Les causes nationales doivent être défendues, aussi longues et complexes soient-elles, le temps n'étant qu'une variable secondaire devant l'enjeu.

Les cas d'États-nations cités reflètent à travers leurs parcours les dénominateurs communs qui expliquent leur longévité, malgré les épisodes moins glorieux qu'ils ont pu traverser. À l'heure des crises et des tensions militaires, ils nous rappellent que le temps long est précieux et qu'il emporte avec lui ceux qui tardent à le comprendre.

(*) Associé chez BFB Advisors

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Commentaire 1
à écrit le 07/09/2022 à 0:46
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Bien résumé. Sachant que la patience n'est pas un défaut

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