Deux Afriques se jaugent dans une ville

La croissance économique en boom en Afrique, malgré les saisons, depuis le début des années 2000 est boostée et auto-entretenue par la montée en puissance d’une classe moyenne dont les besoins de consommation enflent à mesure que l’Afrique émerge. La pratique de l’urbain est désormais rythmée par les mutations sociétales dans une Afrique au défi de s’adosser au social pour se protéger et faire société.
(Crédits : DR.)

Supermarchés, restaurants, salles de jeux, attractions, etc. Le business de la grande distribution et du divertissement a le vent en poupe en Afrique. On observe depuis quelques années l'arrivée ou le développement in situ progressifs de grandes enseignes sur le continent. Il en va ainsi de Ramco et Le Champion à Lomé, de Carrefour à Dakar, Abidjan et Douala ; de KFC et Burger King à Accra et de Walmart et Domino's Pizza à Lagos. Ces exemples non exhaustifs témoignent sans aucun doute de l'existence d'un marché domestique en pleine expansion, mais représentent avant tout la vitrine d'un nouveau monde. Celui qui s'invite dans les foyers en passant par la télé.

Les classes moyennes émergentes sont en effet demandeuses de services et en quête perpétuelle d'un style de vie sanctuarisé par l'american way of life et érigé en un modèle qui s'impose en référence à l'heure de la mondialisation. Accrochés à un idéal de vie aujourd'hui massifié par les opinions et les conduites, il devient anodin pour les Africains de déployer la chronique du joli jeune couple qui arrive en Mercedes le samedi matin pour faire ses courses en grandes surfaces, avec les enfants qui se bagarrent pour passer en premier dans le caddie. Loin d'être un cliché, il s'agit-là de la teneur onctueuse du phénomène urbain, exprimée dans toute sa splendeur par la disponibilité de différents services, elle-même dopée par l'explosion des middle-class.

Il apparaît alors aisé de constater, en dépit de la crise, qu'à côté de ces principaux Centres d'achat, de restauration et de loisirs, se développent divers acteurs commerciaux qui s'agrègent autour de la manne apportée par le nec plus ultra de l'urbanité pour promouvoir leurs produits et services. Banques, agences de téléphonie, services de mobile money, commerces, stations-services... tout y passe. Le désir de villes qui en découle renforce l'urbanisation dans une société qui sacralise l'automobile et la maison individuelle. La ville africaine du 21è siècle n'a jamais autant été le lieu de tous les possibles. Là se trouve le cœur du réacteur d'un continent qui vibre au rythme de la premiumisation.

Ville à sensations tourbées

A côté de cette « ville caviar » à tendance haussière, vécue par les plus nantis, évolue au quotidien au sein des mêmes espaces, une ville de moins en moins visible et aux sensations plus tourbées : celle des moins bien lotis. Ici, les salaires sont insignifiants, les emplois sont souvent inexistants, la vie se résume (presque) à survivre et le bonheur se crée à l'abri du portefeuille. On n'habite pas des tours et autres villas importées de Las Vegas. La vie est quasiment faite de fausses notes. La symphonie des autres est ressentie comme du Rock'n'roll et on a l'air perdu sans secours dans les secousses d'une vie qui nous échappe, loin des fulgurances de ceux qui baignent dans un mode de vie assoiffé et assoiffant. Toutefois, l'espoir subsiste. Les inégalités mieux, palpées au bas de l'échelle sont loin d'être une fatalité. La foi dans l'ascenseur social est aussi vivante que la gentrification de nombreux quartiers où l'on voit émerger ces quelques-uns qui paraissent toujours plus nombreux.

Il arrive souvent, chez ceux qui atteignent le bout du rouleau, que se manifeste des velléités de rébellion qui se transforment en révolte contre l'autorité, sur fond d'arguments (parfois fallacieux) qui trouvent facilement leurs origines dans les oppositions politiques. Ceux-là sont généralement plus sensibles aux discours haineux et extrémistes et donc en proie à la radicalisation. Voilà comment les inégalités, lorsqu'elles se creusent, peuvent amener la ville à créer la menace qui peut potentiellement la terroriser et mettre à l'épreuve la qualité de ville.

Ville à humaniser

Il appartient donc à l'Etat de tenir en observation constante les évolutions de la société et de veiller par divers mécanismes à réduire les inégalités, lesquelles sont parfois si subtiles et incolores qu'elles nous rappellent Léo Tolstoï, lorsqu'il dit : « toutes les familles heureuses se ressemblent mais chaque famille est malheureuse à sa façon ». Le social n'est donc pas simplement une nécessité nourrie par un impératif droit-de-l'hommiste ou un principe égalitariste, mais surtout un enjeu sécuritaire. Dans une Afrique sur laquelle pèse l'épée de Damoclès du terrorisme, il n'est pas besoin de déployer des trésors d'ingéniosité pour accentuer la course au social. Loin s'en faut, car le contraire est à craindre si l'on veut donner à la ville la dimension supérieure qui git dans la capacité de ses habitants à faire société.

Comment alors concevoir l'idée d'une ville harmonieuse, si la ville est si multiple qu'elle se singularise dans le regard du citadin, ou plus largement du citoyen ? Par quel miracle de l'imagination pourrait-on ne serait-ce qu'envisager une ville pareille en sachant que la ville est diversement vécue par des personnes ou catégories de personnes en fonction de leur quartier, de leur classe sociale, de leurs emplois, et de tout ce qui conditionne leurs habitudes ? Comment adapter les nouveaux visages des villes africaines à ceux de chacun de leurs habitants, indépendamment de leurs usages ?

Le début de la réponse se cache immanquablement dans l'humain. Il faut plus que jamais humaniser la ville pour qu'elle révèle sa beauté. Souscrivons volontiers à la pensée sartrienne, en conclusion de ses Mots, pour considérer que si l'habitant de la ville range ''la broderie de sa vie'' au magasin du superflu, il reste « tout un homme, fait de tous les autres, qui les vaut tous et que vaut n'importe qui ». Là commence et prend (peut-être) fin le débat.

(*) Ingénieur du bâtiment. Il se définit davantage comme un « socioingénieur » du fait de son engagement au profit du développement des bâtiments et villes durables en Afrique.

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