La Tech africaine réinvente le revenu minimum universel pour répondre à la Covid-19

En Afrique, la crise pandémique a finalement eu un effet d'accélérateur sur la digitalisation massive des moyens de paiement et de là, une nette amélioration de l'inclusion financière des populations les plus vulnérables... Décryptage avec Samir Abdelkrim, auteur de "Startup Lions, au coeur de l'African Tech", fondateur d'Emerging Valley et de StartupBRICS.
(Crédits : DR.)

Comment survivre au confinement quand il n'existe ni couverture sociale ni chômage partiel, et que votre revenu dépend d'une activité économique journalière et informelle ? C'est le douloureux questionnement qui pèse chaque jour sur les épaules des dizaines de millions de travailleurs du secteur non formel issus des pays du continent africain, qui dénombre pour rappel près de 437 millions de personnes en situation de pauvreté extrême selon les données de la Banque Mondiale. Depuis le début de la pandémie internationale, on observe cependant sur le terrain l'émergence d'une puissante mobilisation des innovations organiques dans la lutte contre le Covid-19 et, là encore, la solution pourrait bien venir de la Tech Africaine. Appuyés sur les solutions de mobile money, de nombreux mécanismes d'assistance sociale ont ainsi vu le jour pour soutenir les populations les plus vulnérables, transformant leur téléphone mobile en compte en banque : des programmes de « revenu universel de solidarité », propulsés par le numérique.

Un virus qui rend difficiles les solutions traditionnelles d'assistance aux plus démunis

Certains pays sont malheureusement familiers des situations d'urgence, et divers systèmes d'assistance directe s'y sont rapidement mis en place avec l'arrivée de la Covid-19. Les distributions de coupons alimentaires sont ainsi passées de 15 à 20 millions de bénéficiaires en Indonésie, tandis que des distributions de nourriture ont été organisées par les autorités ou par des associations locales dans les quartiers populaires de Lagos et Nairobi. Mais face à une crise où la proximité physique augmente les risques sanitaires, les files d'attente prolongées, parfois sur plusieurs jours, ne sont pas une solution et ont pu par exemple entraîner des violentes bousculades pour de la nourriture au Kenya ou au Malawi.

Les mesures de solidarité pratiquées sur le continent européen, où la puissance publique redistribue les aides sociales selon divers critères, directement sur le compte bancaire des allocataires, sont également difficilement généralisables sur le sol africain. D'abord parce que ces mesures reposent, d'une part, sur l'existence de registres nationaux fiables identifiant ces populations, et d'autre part sur le très fort taux de bancarisation des populations vivant dans ces pays. Or, les registres de recensements nationaux des pays africains sont souvent datés et incomplets. Au Togo par exemple, selon la Banque Mondiale, seuls 1 million de citoyens sont détenteurs d'une carte d'identité nationale, dans un pays qui comptait pourtant 7,6 millions d'habitants en 2016. Une situation encore plus forte en zone rurale, où vit pourtant près de 60% de la population en moyenne. Ainsi au Maroc, ce serait plus de 5 millions de ménages qui ne bénéficient d'aucun mécanisme de couverture sociale.

Par ailleurs, le poids du secteur informel revêt une importance telle que l'Organisation internationale du travail estime à 75% les emplois non formalisés sur le continent africain. Car au-delà de l'identification, vient le problème de l'inclusion financière, qui constitue un important goulot d'étranglement. Selon la Banque Centrale des États de l'Afrique de l'Ouest, près de 80% des ménages sont exclus des circuits bancaires traditionnels dans la zone UEMOA. Dans ces conditions macro-économiques, comment soutenir et porter assistance aux millions de vendeurs ambulants, de porteurs, d'artisans, de gardiens informels et même de chauffeurs de taxi et moto-taxi, pour leur permettre de subvenir à leurs besoins les plus critiques face à l'effondrement de leurs revenus quotidiens ?

Paiement mobile : de la solution d'inclusion financière au portefeuille de survie ?

À la faveur de la pandémie de coronavirus, la digitalisation des faits sociaux les plus courants comme travailler, étudier, se soigner - est devenue la norme. L'adoption de gestes barrières s'est ainsi étendue aux solutions de paiement, et les leaders du mobile money en Afrique n'ont pas hésité à baisser leurs tarifs de transaction - voir à les supprimer complètement - pour contribuer à la lutte contre le coronavirus. C'est le cas d'Orange Money en Afrique de l'Ouest, du kényan M-Pesa ou encore de la solution de paiement lancée par l'Amazon africain, Jumia-Pay. Depuis des années déjà, le mobile money participe à l'émancipation économique des populations vulnérables et reculées, notamment en milieu rural. Le Kenya, précurseur, est à cet égard un exemple saisissant, où le taux d'inclusion financière est passé de 26,7% en 2006 à 82,9% en 2019 (chiffres Banque centrale kényane), grâce à l'explosion du mobile money enclenchée par le service M-Pesa dès 2007.

Un essor qui semble en passe de se renforcer avec le combat engagé par de nombreux gouvernements pour soutenir les travailleurs informels et les ménages précaires en période de confinement. Pour toucher efficacement ces populations largement exclues des circuits financiers formels, le choix du mobile money s'est très rapidement imposé. Dès l'arrivée de la Covid-19 et en quelques semaines, plusieurs pays ont lancé dans l'urgence l'expérimentation de mesures de « cash transfer » inédites. C'est le cas du Togo, où plus de 17,29 millions d'euros ont été débloqués pour assurer des transferts mensuels de 15 à 20 euros (12 500 Fcfa) pour les femmes et 10 500 Fcfa pour les hommes) via le programme NOVISSI - « solidarité » en langue vernaculaire Ewé. Grâce au mobile money, ce sont plus de 567 000 Togolais qui ont reçu ce revenu universel de solidarité sur les trois mois, prévus par le programme. Un apport non négligeable dans un pays où le salaire minimum s'élève à 35 000 francs CFA (53 euros). Au Maroc, le programme Moussanada - protection en arabe - s'appuie également sur les opérateurs de portefeuille mobile, qui cible les travailleurs non affiliés aux caisses de sécurité sociale pour des transferts mensuels de 800 à 2 000 dirhams (75 à 185 euros) selon la taille du ménage.

Dans les pays où le confinement n'a pas été déclaré, des mesures plus ciblées ont été décidées, toujours portées par la Tech, à l'instar du Burkina Faso qui a développé au pied levé un programme de transfert d'argent mobile crédité de 10 millions de dollars, et destiné aux vendeurs de fruits et légumes. Les taxi-motos togolais, interdits à la circulation depuis la crise sanitaire, reçoivent pour leur part un versement de 20 000 Fcfa tandis que le programme égyptien a lui choisi les travailleurs de la construction, les pêcheurs et agriculteurs ou encore électriciens et plombiers.

Grâce aux applications intuitives et instantanées développées par les opérateurs de mobile money, le processus est relativement simple : les programmes gouvernementaux versent les sommes prévues sur les comptes mobiles des bénéficiaires, qui pourront par la suite payer leurs courses ou leurs factures sur les comptes mobiles des commerçants. Ou envoyer et recevoir cet argent sur tout compte de leur choix.

Une opération bien plus délicate consiste pour les gouvernements à choisir, identifier et enrôler les populations dans le besoin. Au Togo et au Maroc, ces bénéficiaires potentiels sont ainsi invités à contacter le service créé pour l'occasion, afin de répondre à quelques questions pour identifier leur niveau de besoin (perte de leur travail, de revenu, taille du foyer,..). Une confirmation d'éligibilité leur sera ensuite envoyée par SMS, sur le numéro de téléphone associé au compte mobile money du bénéficiaire. Si le bénéficiaire ne possède pas de portefeuille mobile, il sera alors accompagné dans sa création. Point fort du dispositif, la plupart des solutions de mobile money fonctionnent par simple envoi de SMS : ce qui permet d'inclure tous les détenteurs de téléphones mobiles, sans obligation d'avoir un smartphone ni de connexion Internet.

Contrôle d'identité et financement : des difficultés persistent

Afin d'identifier les bénéficiaires et de prévenir fraudes et doublons, les autorités demandent une pièce d'identité, souvent bien difficile à fournir pour les populations cibles. C'est la raison pour laquelle au Togo, la carte d'électeur a été privilégiée sur la carte d'identité, le premier registre de détenteurs (3,6 millions) étant bien plus fourni que le second (un peu plus d'un million). Même si ce choix a pu générer des polémiques, alors que viennent de s'achever les élections présidentielles de février 2020, boycottées par une partie importante de l'opposition. D'autres solutions existent, avec l'utilisation des registres de santé en Éthiopie, pour indemniser les foyers présentant des cas de Covid-19 afin de leur permettre de se mettre en isolement tout en percevant un revenu. D'autres acteurs ont également suggéré de recouper les données de consommation télécoms des foyers, pour identifier les plus bas revenus, mais aucune solution parfaite n'a à ce jour encore réellement été trouvée.

Autre faiblesse, les montants et le volume des bénéficiaires, eux, dépendent largement des ressources de chaque État, et constituent donc une autre limite importante à ces mécanismes. En Amérique latine par exemple - continent sévèrement touché par l'épidémie - le Salvador a opté pour un versement unique de 300 dollars à ses bénéficiaires contre seulement 108 dollars pour la Colombie. Les paquets de financements promis par les bailleurs internationaux en réponse au Covid-19 devraient néanmoins permettre de soutenir ces programmes de revenu minimum universel en Afrique - et plus largement dans les pays émergents à l'échelle du globe. À travers par exemple près de 160 milliards de dollars promis par la Banque Mondiale sur 15 mois, un service de subvention immédiate pour alléger le service de la dette accordé à 25 pays par le FMI ou encore l'annulation pure et simple de la dette des pays africains promis par certains États occidentaux comme la France.

La crise sanitaire internationale conduit ainsi l'Afrique et de nombreux pays émergents à accélérer leur marche vers une digitalisation massive des moyens de paiements, ce qui devrait à terme contribuer à générer davantage d'inclusion financière parmi les populations les plus vulnérables. Et contribuer de façon décisive à faire émerger grâce au numérique les premières ébauches de programmes de revenus minimums universels à destination des plus démunis, par simple SMS. Autant de maillons de résilience pour ces sociétés, qui seront tout autant d'atouts pour les économies dans la construction « du Monde d'Après ».

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