« L’affaire Guillaume Kigbafori Soro et autres c. République de Côte d’Ivoire » : une décision de grande portée (2/2)

La décision rendue par la Cour africaine le 22 avril 2020 dans «l'affaire Soro» est de nature provisoire. Par conséquent, elle ne peut préjuger des conclusions que cette juridiction aura à formuler ultérieurement sur sa compétence, sur la recevabilité et le fond de l'affaire. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une mesure dont la portée dépasse de loin le cadre ivoirien et, à ce titre, retient l'attention à plus d'un titre.
(Crédits : R.C.)

Une décision judicieuse

Il est sans conteste que l'évolution actuelle du droit continental fait émerger, progressivement et irréversiblement, une nouvelle conception des droits de l'homme et des peuples, de la démocratie et de l'Etat de droit en Afrique. L'évolution et cette nouvelle vision sont aussi l'œuvre des instances sous-régionales africaines, comme l'on peut en déceler quelques éléments, notamment dans l'arrêt du 29 juin 2018 de la Cour de justice de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). En effet, dans l'affaire Khalifa Ababacar Sall et autres c. l'Etat du Sénégal, qui n'est pas détachable des stratégies et considérations politiques, la juridiction ouest-africaine a considéré que l'Etat du Sénégal a failli à son obligation consistant à faire respecter le droit à la présomption d'innocence des requérants résultant des prescriptions de l'article 7 de la Charte africaine.

Il s'agit d'une conception non plus axée sur des dénonciations exclusives des politiques étrangères d'ingérence, parfois préjudiciables à l'Afrique, mais d'une nouvelle vision tournée vers les pratiques africaines et vers le continent lui-même, comme un espace de paix et de développement favorable aux libertés fondamentales, au droit et à la justice. L'Union africaine en a souvent donné la preuve, et de façon irréfutable, entre autres, avec la création 2013 des Chambres africaines extraordinaires (Cae). Ce qui a permis à cette juridiction spéciale, née d'un accord avec l'Etat du Sénégal, de connaître des crimes internationaux commis au Tchad entre 1982 et 1990.

Tels sont, entre autres, les défis qui interpellent les sociétés africaines aujourd'hui et qu'elles doivent savoir relever avec intelligence. Et la décision que vient de rendre la bien nommée « Cour africaine des droits de l'homme et des peuples », dans l'affaire Guillaume Kigbafori Soro et autres c. République de Côte d'Ivoire, va dans ce sens. Cette décision est judicieuse et, par sa portée, elle transcende le cadre strict de la République de Côte d'Ivoire, en cette année marquée par la tenue de plusieurs élections sur le continent africain...

C'est pourquoi la sanction prononcée le 28 avril 2020 par la justice ivoirienne, en dépit du statu quo ante ordonné par la Cour africaine, sonne comme un véritable défi à la juridiction continentale et à son magistère.

L'Etat défendeur chercherait-il à défier le magistère de la juridiction continentale ?

En effet, ainsi qu'il est libellé dans l'Ordonnance susvisée de la Cour africaine, la juridiction continentale a requis l'observation du « statu quo ante » (sic) par l'Etat défendeur et ce, jusqu'à la décision de fond qu'elle aura à rendre ultérieurement. Autrement dit, la Cour africaine ordonne à l'Etat de Côte d'Ivoire de revenir à la situation antérieure au 23 décembre 2019, correspondant à la date d'émission des mandats d'arrêt et de dépôt à l'encontre de Guillaume Kigbafori Soro et autres.

En toute logique, l'observation du statu quo ante devrait conséquemment impliquer la suspension de toute procédure à l'encontre des Requérants concernés par l'Ordonnance susvisée de la Cour africaine, y compris Guillaume Kigbafori Soro qui est d'ailleurs le principal concerné par cette affaire.

Sur le plan principiel, la condamnation prononcée le 28 avril 2020 contre Guillaume Kigbafori Soro par la justice de l'Etat défendeur, nonobstant les mesures provisoires ordonnées par la juridiction continentale le 22 avril 2020, suscite de nombreuses interrogations, parmi lesquelles :

- C'est à l'unanimité, et sur le fondement de l'article 27(2) de son Protocole qui prévoit que « dans les cas d'extrême gravité et lorsqu'il s'avère nécessaire d'éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour ordonne les mesures provisoires qu'elle juge pertinentes », que la juridiction continentale a motivé sa décision de faire droit aux demandes des Requérants, en ordonnant à l'Etat défendeur l'observation du statut quo ante. L'Etat de Côte d'Ivoire aurait-il, sur le plan strict du droit, une objection quelconque par rapport à cette décision ? Dans l'affirmative, il serait dans l'intérêt de la justice continentale et des justiciables africains que l'Etat de Côte d'Ivoire fasse connaître ses arguments ;

- Il convient de rappeler que la Côte d'Ivoire est un Etat membre-fondateur de l'Organisation de l'Unité africaine (OUA, désormais Union africaine), un Etat partie à la Chartre africaine et a reconnu la compétence juridictionnelle de la Cour africaine, conformément aux dispositions de l'article 34(6) de son Protocole, etc. De ce qui précède, l'Etat de Côte d'Ivoire peut-il valablement ne pas se conformer aux mesures ordonnées par la juridiction d'Arusha, dont nous avons tenu à rappeler l'importance sur le plan continental comme un acteur majeur dans le processus d'édification de l'Etat de droit ? Peut-il défier le magistère de cette institution judiciaire sans risque de manquer gravement à ses obligations conventionnelles ?

- La condamnation le 28 avril 2020 par la justice ivoirienne de Guillaume Soro à 20 ans de prison, 4.5 milliards de francs CFA d'amende et à la privation de ses droits civiques pendant cinq ans, moins d'une semaine seulement après l'Ordonnance de la Cour africaine, sonne incontestablement comme un défi lancé à celle-ci qui a justement motivé sa décision, entre autres par le fait que « [...] les circonstances de l'affaire exigent le prononcé de mesures provisoires en application de l'article 27(2) du Protocole et de l'article 51 de son Règlement pour préserver le statu quo ante en attendant sa décision sur le fond ». Quel serait le bénéfice d'un tel défi de l'Etat défendeur à la juridiction continentale dont la vision est justement celle d'une Afrique dotée d'une culture pérenne des droits de l'homme et de l'Etat de droit,

Telles sont, entres autres, les questions que l'on peut se poser à la lumière des suites que l'Etat défendeur semble donner à la décision de la Cour africaine du 22 avril 2020 et qui font malheureusement peser de sérieux doutes sur l'Etat de droit, voire sur l'indépendance du pouvoir judiciaire en République de Côte d'Ivoire.

Des inquiétudes face à un recul dangereux pour la protection régionale des droits de l'homme et des peuples

La réaction de l'Etat de Côte d'Ivoire, à la suite de l'Ordonnance de la Cour africaine dans l'affaire Guillaume Kigbafori Soro et autres, intervient aussi dans un contexte marqué par autre une affaire qui continue de faire débat, tout en suscitant des inquiétudes légitimes : l'affaire Sébastien Germain Marie Aïkoue Ajavon c. République du Bénin (Ordonnance du 17 avril 2020, portant mesure provisoire).

Par cette décision prise également « à l'unanimité » (sic), la Cour africaine a ordonné à l'Etat défendeur de « [...] surseoir à la tenue de l'élection des conseillers municipaux et communaux prévue pour le 17 mai 2020 jusqu'à ce que la Cour rende une décision au fond ». C'est dans ce contexte que l'Etat du Bénin, longtemps cité comme un modèle de démocratie et d'Etat de droit en Afrique, a pris la lourde et inquiétante décision (cf. Lettre du 21 avril 2020 transmise à l'Union africaine) de retirer aux individus et aux organisations non gouvernementales (ONG) le droit de soumettre des plaintes à la juridiction continentale.

L'Etat de Côte d'Ivoire vient de prendre la même décision, selon un communiqué en date du 28 avril 2020, présenté par Sidi Tiemoko Touré, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement. Selon ledit communiqué, le Gouvernement a « décidé le 28 avril de retirer la déclaration de compétence prévue au protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples émise le 19 juin 2013». Le gouvernement ivoirien avance, comme motifs à l'appui de sa décision, que les récentes décisions de la Cour africaine, non seulement porteraient atteinte à la souveraineté de l'Etat de Côte d'Ivoire, mais aussi « [...] à l'autorité et au fonctionnement de la justice ». Que les mesures prises par cette juridiction seraient également « [...] de nature à entraîner une grave perturbation de l'ordre juridique (...) et à saper les bases de l'Etat de droit par l'instauration d'une véritable insécurité juridique » !

Les suites données par les Etats défendeurs (la République du Bénin et la République de Côte d'Ivoire) dans les deux affaires susvisées (à savoir l'affaire Guillaume K. Soro et autres c. Côte d'Ivoire et l'affaire Sébastien Germain Marie Aïkoue Ajavon c. République du Bénin) témoignent, à n'en point douter maintenant, d'une régression dangereuse en matière de protection des droits de l'homme et des peuples dans certains Etats du continent africain. Elles sont également la preuve tangible d'une certaine stratégie tendant à affaiblir les institutions africaines de protection des droits de l'homme et des peuples et à défier leur magistère...

Il serait vraiment temps que l'Union Africaine, dont la volonté et la clairvoyance supérieure ont rendu possible la création ainsi que la mise en œuvre effective de ces instances continentales de protection des droits de l'homme et des peuples, puisse en tirer toutes les conséquences aux fins de rassurer les citoyens africains. Et ils sont environ 1,3 milliard à espérer légitimement être protégés efficacement, non seulement par les juridictions de leurs Etats respectifs, mais aussi par celles voulues par l'ensemble de la communauté continentale représentée par l'Union africaine. Une Union africaine qui, rappelons-le, s'est engagée dès son Acte constitutif « à promouvoir les droits de l'homme et des peuples, à consolider les institutions et la culture démocratiques, à promouvoir la bonne gouvernance et l'Etat de droit » sur le continent africain.

(*) Roger Koudé, professeur de droit international, est titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité » de l'Université catholique de Lyon (UcLy) -France.

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Commentaires 2
à écrit le 04/05/2020 à 0:11
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Bien dommage pour l'Afrique et les africains.

à écrit le 04/05/2020 à 0:10
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Bien dommage pour l'Afrique et les africains.

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