L'acquittement de Laurent Gbagbo ou les limites de la justice pénale internationale [Tribune]

Le récent acquittement de Laurent Gbagbo par la Cour Pénale Internationale relance le débat sur son existence et son remplacement par les autres institutions compétentes pour connaître des crimes contre l'humanité
(Crédits : DR)

Le 15 janvier 2019, après plus de 7 ans de procédure et d'incarcération, Laurent Gbagbo a été acquitté par la Cour Pénale Internationale (CPI) des accusations de crimes contre l'humanité perpétrés dans le contexte des violences post-électorales en Côte d'Ivoire entre décembre 2010 et avril 2011.

Cet acquittement survient quelques mois après celui prononcé par la Cour d'appel de la même CPI au bénéfice de Jean-Pierre Bemba après 10 ans d'incarcération, condamné pour sa part en première instance pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis en République centrafricaine.

L'acquittement de Laurent Gbagbo est considéré par certains observateurs comme l'échec de trop, qui illustre les carences de la CPI instituée par le Statut de Rome en 1998, et pose la question de son existence même.

Que penser en effet du professionnalisme d'une juridiction qui n'a connu depuis son entrée en fonction que 28 affaires, n'en a jugé que 7, et n'a prononcé de condamnations que dans 4 d'entre elles ?

Dans le même ordre d'idées, est-il admissible que l'accusation ait été assez légère pour utiliser contre Laurent Gbagbo un film présentant des exactions commises non en Côte d'Ivoire sur la période objet des poursuites, mais au Kenya plusieurs années auparavant ?

La CPI peut-elle par ailleurs se dire impartiale alors que le petit cercle des membres du Conseil de sécurité de l'ONU s'est réservé, grâce à l'article 16 du Statut de Rome, la capacité de geler toute enquête ou poursuite pendant 12 mois renouvelables ? Et que dire du fait que les 28 affaires portées devant la Cour depuis sa création concernent uniquement des ressortissants du continent africain ?

Enfin, la CPI peut-elle prétendre à une légitimité internationale, comme son nom l'indique, alors que les Etats les plus peuplés et les plus puissants de la planète (les Etats-Unis, la Russie, la Chine ou l'Inde - excusez du peu) n'ont pas signé ou ratifié le Statut de Rome ?

Ces critiques trouvent leur fondement dans les principes mêmes qui ont conduit à la création de la CPI. Cette dernière procède en effet d'un universalisme juridique selon lequel certains crimes sont abominables par essence, sans considération du lieu ni du contexte dans lequel ils ont été commis : une juridiction perçue comme au-dessus des acteurs du monde, statuant selon des principes universellement admis et se substituant aux Etats défaillants, serait mieux à même de les juger que toute autre.

Certes, mais l'appréciation des crimes en question est effectuée par les Etats et leurs représentants, eux-mêmes susceptibles d'en relever. Il est aisé en conséquence d'arguer que la CPI représente la justice du vainqueur, qui juge les événements en fonction de ses intérêts propres.

Il est instructif à cet égard de rappeler le sort réservé à Slobodan Milosevic. De 1991 à 1995, il mène une politique extrêmement brutale en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Cela ne l'empêche pas d'être adoubé par la communauté internationale en décembre 1995 en sa qualité de président de Serbie comme co-signataire des accords de Dayton, qui mettent fin au conflit serbo-croate. Par la suite, le même Milosevic poursuit sa politique expansionniste au Kosovo, ce qui ne plaît guère à la même communauté internationale. Celle-ci se rappelle alors opportunément les exactions commises de 1991 à 1995. Milosevic sera accusé de crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide, et transféré au Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie. Il mourra à La Haye en 2006 dans la prison de Scheveningen.

Il faut rappeler cette évidence si souvent omise que l'acte de justice n'a de sens que s'il rencontre l'adhésion de toutes les parties concernées.

A ce titre, la CPI en tant qu'organe unique et atypique, devrait fonctionner de manière irréprochable.

Laissons de côté les critiques faites à ses magistrats au motif qu'ils ont prononcé plusieurs acquittements. De telles décisions, même si elles déplaisent à la psyché collective, démontrent leur indépendance et leur professionnalisme.

En revanche, admettons que la charge de Procureur est trop lourde pour un seul individu, et surtout trop périlleuse. Il y faudrait un organe collégial dont les personnalités seraient issues de différents continents et de différents systèmes juridiques, qui serait à même de prendre des décisions de poursuites incontestables. L'accusation peut se tromper, mais elle ne peut être convaincue d'avoir agi à la légère sous peine de ruiner sa crédibilité. La solidité du dossier de l'accusation permettra au surplus de limiter la durée du procès, et donc celle de la détention préventive.

Il faut aussi s'interroger sur le rôle de la société civile et spécialement des ONG. Celui-ci est déterminant pour maintenir la communauté internationale sous pression et l'amener à engager les poursuites. Les ONG ne sauraient néanmoins remplacer l'accusation au risque de la dévaloriser comme dans le dossier Gbagbo dans lequel elles ont été instrumentalisées pour fonder des accusations inconsistantes.

Aux côtés de la CPI, d'autres organes judiciaires ou non, participent déjà de manière efficace à l'acte de justice pour des crimes qui pourraient relever de la justice internationale, mais pour lesquels celle-ci n'est pas indispensable. Le salut existe hors la CPI.

Il y a d'ores et déjà des juridictions spéciales chargées de statuer sur des crimes gravissimes commis dans un pays déterminé. Tel est le cas notamment pour les crimes commis au Cambodge, au Tchad par Hissène Habré, ou encore au Liban pour connaître de l'assassinat de Rafic Harriri. Le champ d'intervention circonscrit de ces juridictions et leur proximité avec la population ayant souffert des exactions commises permettent de répondre à certaines des critiques portées à la CPI.

Tel est le cas aussi des tribunaux populaires locaux nommés Gacaca, créés au Rwanda parallèlement au Tribunal Pénal International connaissant des mêmes crimes à Arusha, pour juger les acteurs du génocide commis en 1994 : participation de l'ensemble de la communauté au procès, possibilité offerte aux coupables d'exprimer aveux, remords ou excuses. Cette justice rendue de l'intérieur jusqu'en 2012 a contribué à rétablir l'unité d'un pays meurtri.

Admettons enfin que l'œuvre de justice n'est pas l'apanage des juges. Les différentes commissions Vérité et Justice créées notamment en Amérique du Sud ou en Afrique du Sud ont fait la preuve de leur efficacité : elles démontent les mécanismes, y compris économiques ou sociaux, qui ont conduit aux crimes, permettent à tous les acteurs de s'exprimer et en tirent des conclusions pour une amélioration du système politico-judiciaire.

Certes, leurs recommandations pour autant qu'elles soient suivies, ne remplacent pas dans le cœur des victimes le châtiment dont les coupables seraient redevables.

Néanmoins, peut-être justement parce qu'elles ne jugent pas mais permettent une amnistie en échange d'une parole éclairée et libératrice, elles contribuent à l'apaisement dont ont infiniment besoin toutes les victimes des abominations de l'Histoire.

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