L’émergence en Afrique, mythe et réalités [Tribune]

La question de l'émergence est aujourd'hui au centre de la politique de développement de la majorité des pays africains. Depuis la fin des années 2000, le terme de l'émergence a eu droit de cité dans tous les discours économiques et politiques. Plutôt que d'être appelé comme un pays en voie de développement, la plupart des dirigeants souhaiteraient voir leur pays cité comme étant engagé dans la voie de l'émergence, c'est à dire être «distingué» comme réalisant des efforts remarquables vers le chemin qui rapproche des pays dits développés.
(Crédits : DR.)

L'Euphorie pour l'émergence

Le slogan ou plutôt le vocable «émergence» s'est imposé comme étant le moyen le plus sûr de donner de la saveur et de la crédibilité au programme de tout gouvernant.De même, il apparaît de bon ton pour tout aspirant à diriger un pays, de décliner dans son programme de campagne, une composante spéciale relative à l'engagement et l'aptitude du postulant à mener le pays à l'émergence de manière accélérée. Une quasi-unanimité s'est ainsi faite que pour être considéré comme respectable, un pays doive décliner un horizon d'émergence assorti de plans plus ou moins cohérents.

Aujourd'hui, parmi les 54 pays africains, 27 ont lancé leur plan pour l'émergence avec des horizons plus ou moins lointains. Par exemple, la Côte d'Ivoire se fixe d'atteindre le niveau de l'émergence en 2020. Le Togo et le Tchad se sont chacun fixé l'objectif de 2030 pendant que le Sénégal a retenu 2035.L'engouement est tel que, avec l'accompagnement du PNUD, les pays africains ont décidé d'institutionnaliser la tenue d'une conférence bisannuelle sur l'émergence de l'Afrique. Les deux premières se sont tenues à Abidjan, respectivement en 2015 et en 2017. La troisième est prévue à Dakar en mars 2019.

Que recouvre ce vocable relativement récent qui est né à la faveur de la mondialisation et de l'interdépendance des marchés ?

En l'absence d'un consensus formel sur la notion d'émergence, on pourrait considérer comme pays émergents, «les pays en développement qui constituent des pôles d'attraction des investissements tant nationaux qu'étrangers, qui diversifient et accélèrent, durablement et harmonieusement, leur croissance économique et qui s'intègrent avec succès dans l'économie mondiale grâce à leurs capacités d'exportation».

Il est aujourd'hui établi que les pays africains dans leur ensemble ont connu au cours de la décennie passée une relative longue période de croissance avec des pics dans des pays comme l'Ethiopie et la Côte d'Ivoire. Beaucoup de pays se sont crus irrésistiblement engagés sur la voie de l'émergence à partir de ces seuls résultats de croissance, ignorant les autres dimensions qui font d'un pays un acteur vertueux dans le développement multiforme et l'amélioration durable des conditions de vie de leurs populations.Cet optimisme a poussé l'Union africaine à élaborer en 2015 le document de l'Agenda 2063 sous le vocable «L'Afrique que nous voulons», document qui se veut tout à la fois volontariste, mobilisateur et inspirateur, pour faire de l'Afrique le continent du XXIe siècle. Mieux : pour permettre une évaluation objective des efforts des différents pays dans cette dynamique, les ministres africains ont demandé en mars 2015 de mettre au point un Indice de mesure du niveau d'émergence des différents pays du continent, lors d'une conférence conjointe de l'Union africaine et de la Commission économique pour l'Afrique (CEA).

Ce travail a été accompli en 2017 par le think tank africain de renom dénommé Observatoire de l'émergence en Afrique. Pour harmoniser l'approche de l'émergence en Afrique, tout en tenant compte des spécificités du continent, l'Observatoire pour l'émergence en Afrique a utilisé une approche méthodologique pour créer cet indice original. L'Indice est construit sur la base de 23 critères regroupés en 4 dimensions à savoir, la dimension politique, la dimension économique, la dimension développement Humain et la dimension sociale. La dimension politique couvre six sujets qui sont : la stabilité démocratique ; le leadership ; l'intégrité de l'administration, la corruption, la gestion publique  et l'appareil de sécurité. La dimension économique regroupe aussi 6 composantes à savoir: la croissance du PIB, les infrastructures, le climat des affaires, le secteur rural, la diversification de l'économie et le degré d'intégration régionale. La dimension développement humain couvre les 6 composantes ci-après : l'indice d'éducation, la capacité du pays à retenir les personnes qualifiées, le ratio emploi-population, le taux de participation des femmes à la population active et le taux d'alphabétisation. La dimension sociale couvre six composantes qui sont : les dépenses dans le domaine de la santé en pourcentage du PIB, l'espérance de vie à la naissance, l'accès à l'eau potable, l'accès à l'électricité, la protection de l'environnement et l'inégalité de revenu. L'index rend compte de la position relative de chacun des 54 pays en quatre groupes, à savoir les pays qui sont déjà au «stade de l'émergence», ceux qui en sont au «seuil de l'émergence», ceux à «potentiel d'émergence» et le dernier groupe dénommé «autre».

Sur une échelle de 0 à 100, chaque pays se trouve rangé. Ce classement établi pour la première fois fin 2017 révèle des surprises. Il fait ressortir que sur les 54 pays, seuls 11 pays méritent d'être appelés émergents. Parmi ces pays du groupe leader de l'émergence en Afrique, le premier pays est l'île Maurice suivi de l'Afrique du Sud, les Seychelles, le Botswana, le Cap-Vert, le Rwanda, le Ghana, la Tunisie, la Namibie, le Maroc et Sao Tomé-et-Principe. Le deuxième groupe dit «pays du seuil» sont ceux qui ont atteint un stade dont le franchissement pourrait les faire entrer dans l'émergence. Il s'agit aussi 11 pays ayant à leur tête l'Egypte avec suivi de l'Ouganda, l'Algérie, le Sénégal, la Zambie, la Tanzanie, le Kenya, le Gabon, le Bénin, le Malawi et le Lesotho. C'est dans le troisième groupe dit «pays Potentiel» que se retrouve le gros de la troupe.

Ce sont des pays qui ne sont pas encore arrivés à créer les synergies nécessaires entre leurs ressources et les opportunités pour une mise en œuvre plus hardie. Ce sont : Djibouti, les Comores, le Liberia, le Burkina Faso, le Togo, la Sierra Leone, l'Ethiopie, le Mali, le Madagascar, la Gambie, le Burundi, le Zimbabwe, le Mozambique, le Congo, la Côte d'Ivoire, le Cameroun, le Swaziland, la Libye, le Niger, le Nigéria et la République Démocratique du Congo. Le quatrième groupe de pays appelé pudiquement «autres» concerne ceux qui, à date, n'affichent pas suffisamment de résultats pouvant autoriser qu'ils soient sur la voie de l'émergence. Il s'agit des 11 pays ci-après : Guinée, Mauritanie, Guinée-Bissau, Guinée équatoriale, Angola, Erythrée, Soudan, République centrafricaine, Tchad, Soudan du Sud et Somalie. Il importe de noter que pour chaque pays, l'Index renvoie à la situation du moment de la réalité de l'émergence. Il est donc dynamique dans le temps au regard de l'évolution des différents paramètres qui entrent dans son établissement. Les éditions ultérieures de l'Index seront intéressantes pour mieux suivre l'évolution de chaque pays. A la lecture de ce classement, on pourrait être tenté d'être pris par une certaine incrédulité. Ce serait ne pas comprendre que l'émergence ne se limite pas seulement à de bons résultats macroéconomiques, mais qu'elle a un contenu plus globalisant et systémique, en ce sens que l'objectif est d'arriver à afficher à la fois le progrès économique, le progrès social, une répartition équitable des revenus, une amélioration notable et durable du niveau de vie de la majorité de la population dans un cadre politique stable ou l'État joue un véritable rôle de promoteur et de gardien de bonnes pratiques.

En d'autres termes, pour qu'une croissance économique s'étendant sur une longue période soit considérée comme émergence, il faudrait qu'elle aille de pair avec de véritables et irréversibles transformations dans les autres dimensions politique, sociale, environnementale, sécuritaire et autres.De plus, l'émergence ne se limite pas seulement au poids économique. Ce n'est pas la grandeur de la taille de l'économie d'un pays qui en fait un pays émergent. A contrario, en termes d'émergence, des pays à petites économies qui affichent des changements profonds et multiformes viennent bien devant de plus grosses économies. Par ailleurs, certains pays performent sur certains plans, mais pas sur d'autres (cas du Rwanda qui fait moins bien sur la dimension stabilité démocratique, mais mieux ailleurs). Le classement global ne doit donc pas tromper sur les disparités importantes entre pays, par domaine et par indicateur.

Les Défis de l'émergence

S'engager dans la voie de l'émergence signifie surmonter d'énormes défis, car le stade de l'émergence ne provient pas du hasard. Ces défis concernent tout à la fois la conception et l'élaboration des plans de convergence, mais aussi leur mise en œuvre.Au niveau de la conception, beaucoup de plans sont préparés par des cabinets étrangers avec peu de formation d'expertise locale, comme si le label de ces cabinets prestigieux pouvait pallier à la brûlante nécessité de faire en sorte que les fils du pays soient acteurs de leur devenir.

Ainsi de tels plans manquent souvent d'ancrage et de prise en compte des réalités socio-culturelles locales. Un plan qui a des chances de réussir est celui qui prend le temps et le soin de réunir le maximum de compétences internes et externes pour établir le diagnostic, fixer des objectifs réalistes à partir des atouts et des moyens et de la conjoncture.On ne peut penser son développement avec la tête des autres, mais on peut recourir à la tête d'autrui pour enrichir la sienne, serait-on tenté de dire en la matière. La dernière génération des pays qui se sont engagés dans le processus a fort heureusement commencé à tirer les leçons des erreurs de ce complexe de l'expert.Les plans d'émergence comportent très souvent de grands projets structurants (infrastructure de transport, énergie, eau, télécommunication et autres) qui requirent d'importants financements. A cet effet, le pays doit se doter de vrais instruments capables d'attirer les investisseurs et réaliser à temps les projets retenus. Sans financement, toute ambition est vouée à l'échec.

Une des dimensions fondamentales de l'émergence est la formation du capital humain qualifié et capable de satisfaire les besoins actuels et futurs de tous les secteurs d'activité. Surtout dans un contexte d'accroissement démographique relativement soutenu, la formation et le niveau éducatif et professionnel de la main-d'œuvre sont indispensables pour permettre au pays d'être résilient et apte à intégrer harmonieusement les évolutions techniques, technologiques et scientifiques. C'est cet atout indispensable qui permet au pays de véritablement prendre son destin en main dans tous les domaines. Fort malheureusement, les pays n'allouent pas à ce pré requis toutes les ressources nécessaires.

Pourquoi certains pays réussissent-ils et d'autres échouent-ils ?

Depuis 2000, la plupart des pays africains ont bénéficié d'une relative longue période de croissance, mais peu d'entre eux se sont distingués par un label de pays émergent. Dans certains de ces pays, les gouvernants se sont servis du slogan de l'émergence pour faire miroiter un avenir radieux sans mettre en œuvre les réformes et les politiques courageuses qui devraient sous-tendre l'atteinte d'un tel objectif.Pourquoi la Malaisie a réussi à émerger et non certains pays africains pareillement dotés en ressources naturelles ? Sans aucun doute, c'est la qualité du leadership qui est le principal moteur de cette distinction. Un leadership vertueux, doté d'une vision stratégique et appuyé par une administration publique performante, gratifie le pays d'institutions et de programmes qui catalysent les transformations positives, contribuent à l'éclosion de valeurs positives, régulent les activités économiques, favorisent l'innovation et récompensent le mérite.

Dans un tel contexte, les dirigeants fixent à tout le pays des objectifs dans tous les domaines pour avancer résolument vers l'émergence.A contrario, une gouvernance peu vertueuse établit un état patrimonial où la corruption a droit de cité et appuyée par une administration qui se sert au lieu de servir les populations. L'instabilité politique en est le corollaire avec son lot de prédateurs qui érigent le favoritisme en règle de jeu. Il s'en suit inévitablement une instabilité politique pouvant mener à toute sorte de désordre.C'est cette situation calamiteuse que des pays comme l'île Maurice, les Seychelles et le Cap-Vert ont réussi à éviter à tout prix. Il s'y est installé une pratique démocratique saine avec une justice vertueuse qui rassure les investisseurs par une claire lisibilité et par l'application constante et non sélective de la loi. Pas ou très peu de marchés de gré à gré, pas de valse de nominations politiques pour récompenser au détriment de la compétence, pas d'appropriation de biens publics sans sanctions !

Bref, le maintien de règles qui permettent à chacun de s'épanouir dans une société où le mérite est respecté tout en veillant à l'intégration de tout un chacun dans la sphère nationale. C'est ce respect de la règle de droit à tout point de vue qui sous-tend l'adhésion des populations à des institutions consensuelles, gage de légitimité populaire sans laquelle il ne saurait y avoir de politiques efficaces qui réduisent les incertitudes pour les investisseurs.En conclusion, l'un des déterminants majeurs de l'émergence et la promotion d'un leadership vertueux qui inspire adhésion et confiance. Ces valeurs en dernier ressort catalysent la création de richesses, dont la pérennisation et l'accroissement substantiel aboutissent à des gains sociaux et humains, finalités ultimes de l'émergence.

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Commentaire 1
à écrit le 05/07/2018 à 21:02
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Très bien compris,ce qui ont compris(les africains) comment aider l'Afrique,se sont aidés et non pas aidé l'Afrique.

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