Bernard Squarcini : « Nous sommes déjà dans une guerre froide multipolaire »

Bernard Squarcini, dit « le Squale », est aujourd'hui à la tête de la société de sécurité Kyrnos. L'ancien directeur des renseignements intérieurs français (DCRI) revient sur le déclin de la France dans son ancien pré-carré, l'extinction programmée des réseaux corses, la situation sécuritaire au Sahel, mais aussi sur l'arrivée en force de l'Afrique au centre de l'agenda international.
(Crédits : AFP)

La Tribune Afrique - Actualité oblige, quel regard portez-vous sur la gestion de la pandémie de SARS-CoV-2 en Afrique ?

Bernard Squarcini - On pensait que l'Afrique supporterait mal l'arrivée de la pandémie, mais c'était mal connaître ce continent ! Elle enregistre plus de 200.000 et plus de 6.000 décès et force est de constater qu'elle a bien résisté pour l'instant, même si la crise n'est pas terminée. Cela tient aux mesures d'anticipation prises par les gouvernements, au confinement et à la fermeture des aéroports aux transits internationaux. En outre, le continent est habitué à gérer des crises sanitaires telles que le paludisme ou Ebola, ce qui explique peut-être une plus grande résilience des populations...

Le 19 mars, vous deviez assister à un colloque sur la sécurité des entreprises à Abidjan, annulé pour cause de Coronavirus. Quelles sont les principales menaces qui pèsent sur les entreprises en Afrique ?

Effectivement, j'étais invité par la société d'intelligence économique ISAO, pour sensibiliser le monde de l'entreprise aux risques qui existent sur le continent. L'entreprise est confrontée à plusieurs menaces telles que le terrorisme, mais aussi le risque pénal relatif à la protection des expatriés, le risque juridique eu égard à Lafarge en Syrie et le risque de cybercriminalité. Parallèlement, le marché de la contrefaçon de l'économie souterraine représente un risque qui peut plomber complètement votre activité. Enfin, les questions de conformité bancaire constituent un autre risque majeur, car l'entreprise en Afrique est désormais confrontée aux mêmes défis que dans le reste du monde...

Quelle est votre opinion sur la note du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) datée du 23 mars, intitulée « L'effet Pangolin » anticipant de possibles déstabilisations politiques suite à la pandémie de Covid-19 ?

Premièrement, le Quai d'Orsay n'est pas du tout sur cette ligne, c'est une réflexion qui n'engage que ses auteurs. A titre personnel, je pense que le terrorisme est beaucoup plus déstabilisateur que le coronavirus. Il y aura des impacts, mais je n'irais pas jusqu'à en conclure qu'ils provoqueront une révolte de type « printemps arabes », car la plupart des chefs d'Etat se sont montrés très réactifs et ont rempli la mission qui leur incombait [...] Je suis circonspect.

La réactivité des autorités chinoises ne profitera-t-elle pas au soft power de Pékin ?

Le pays avait besoin de redorer son image de marque après l'épisode de Wuhan, étant accusé d'avoir tardé à réagir avant de reprendre la situation en main. Profitant d'être sortis les premiers de la crise, ils sont entrés dans une logique d'assistance sanitaire, non dénuée de toute arrière-pensée politique, car c'est un continent en pleine émergence économique qui intéresse la plupart des acteurs internationaux comme les Israéliens ou les Etats-Unis. Toutefois, la Chine dispose d'un avantage technologique majeur avec la 5G, d'où cette polémique avec le groupe Huawei qui trouve de nouveaux débouchés sur le continent.

Comment analysez-vous l'évolution de la situation sécuritaire au Sahel ?

Nous sommes à la fin d'une époque. En 1995, les attentats de Paris étaient provoqués par le Groupe islamique armé  - GIA - devenu le groupe salafiste pour la prédication et le combat - GSPC - avant de se transformer en Al-Qaïda au Maghreb Islamique  - AQMI -. L'Etat islamique  - EI - cherche à reconstruire un grand Empire ottoman, en s'appuyant sur les vestiges du passé, et c'est dans cette logique qu'est apparu l'EI au Grand-Sahel - EIGS - [...] La neutralisation de Droughdal et de ses équipes est venue diminuer l'action d'AQMI, mais elle a redonné l'avantage à l'EIGS. Par ailleurs, la poussée de la coalition militaire et notamment des forces du G5 Sahel a permis de remporter certains succès, mais a eu pour corollaire de satelliser les groupes armés, qu'il faut maintenant poursuivre dans la zone des 3 frontières. Il ne faut surtout pas sous-estimer ces groupes lourdement armés ; les forces françaises font face à un véritable savoir-faire et doivent s'adapter.

...une adaptation visiblement difficile au regard de l'amplification des attaques dans le Sahel, malgré la présence des forces militaires françaises qui génère un sentiment de défiance de plus en plus répandu. Comment l'expliquez-vous ?

Je dirais même qu'il existe un sentiment anti-français à certains endroits, alors que la France apporte aussi une aide importante en termes sanitaire et logistique. Elle enregistre des succès militaires, mais sur le long terme, alors que les populations s'impatientent et que le pouvoir d'influence de l'EI est très bien préparé, tout comme sa tactique militaire. Nous sommes dans une guerre asymétrique où celui qui vous salue dans la journée vous combattra dans la nuit [...] Aujourd'hui, la France recule. Elle reste sur le plan technique et militaire, mais ce n'est pas suffisant. Nous n'avons plus les moyens d'autrefois et les fondements de la politique française en Afrique n'existent plus. Nous adoptons donc une nouvelle doctrine, mais le compte n'y est pas. Dans les villages, la présence française recule alors que de nouveaux acteurs arrivent...

Vous allez jusqu'à évoquer une nouvelle « guerre froide multipolaire » concernant l'évolution des rapports de forces géopolitiques en Afrique. Comment s'illustre-t-elle ?

Nous sommes déjà dans une guerre froide multipolaire. Les Israéliens sont en Afrique depuis très longtemps, mais aussi les Libanais qui considèrent que tout ce qui se passe là-bas pourrait avoir une incidence sur la sécurité dans leur région. Les Russes sont arrivés en Centrafrique, officiellement pour établir une opération de police, mais les membres des équipes Wagner se sont finalement installés pour devenir conseillers à la présidence, pour proposer de l'armement et pour développer leurs activités minières, en particulier. Nous sommes sur un continent qui voit passer de grands Etats, ce qui est nouveau et les Américains regardent cette évolution de très près.

Quel regard portez-vous justement, sur la relation entre les Etats-Unis et la France au Sahel, où la coopération trouve rapidement ses limites, eu égard à la libération des deux Français pris en otage dans le parc de la Pendjari, en mai 2019 ?

C'est une relation opportuniste. La coopération technique entre la France et les Etats-Unis fonctionne dans le cadre de l'arrestation d'un militant historique comme Droughdal, résultat d'une coopération réussie entre les renseignements techniques américains et les opérations spéciales françaises [...] Concernant les deux otages au Bénin, il y a eu un flou. Chacun a voulu aller chercher ses propres ressortissants, mais il faut s'intéresser à la véritable mission de ces gens-là... La France a du faire la même chose à Djibouti pour aller chercher son agent dans les conditions que vous connaissez [Denis Alex, un agent de la DGSE pris en otage en Somalie dont l'opération de sauvetage se solda par un échec en 2013] et cette fois-ci les Américains ont voulu faire tous seuls...

Comment analysez-vous la dernière attaque terroriste en Côte d'Ivoire, dans la nuit du 10 au 11 juin 2020  et quels sont les principaux risques sécuritaires en Côte d'Ivoire, à quelques mois des élections ?

L'opération kamikaze de Grand-Bassam en 2016 avait déjà heurté les esprits. La dernière opération au nord du pays, révèle une volonté très déterminée de l'EI de déstabiliser ce pays. Ils veulent ériger cette zone en sanctuaire pour en faire une task force géographique qui inclurait notamment le Mali, le Niger, le Burkina Faso et même le nord du Ghana. Il donc faut accentuer la surveillance régionale, car il n'existe plus de zone protégée, ce qui est un signal fort.

Ne faudrait-il pas revoir la stratégie globale en impliquant davantage les poids lourds de la région dans la lutte contre les mouvances djihadistes?

Bien sûr, mais cela suppose de prendre certains paramètres en compte, comme la tenue prochaine d'élections... A mon sens, il faudrait faire converger les renseignements opérationnels acquis par les différents Etats sur les groupes terroristes, mais souvent, pour des questions de personnes ou d'ego, on ne s'entend pas. Pourquoi ne pas créer des bornes de données réunissant tous les pays concernés et se doter d'un espace de coordination avec une présidence tournante ? Il faut que le renseignement se transmette et c'est là que se trouvent les limites de notre système.

Pensez-vous réellement qu'une mutualisation des renseignements serait possible ?

Tout est possible quand on veut, mais le problème n'a pas encore atteint une certaine limite. Pour l'heure, on laisse le Mali et le Niger se débrouiller, tandis que le Sénégal et la Côte d'Ivoire sont peu touchés. Le jour où les impacts s'étendront, provoquant des conséquences sécuritaires et économiques plus importantes, alors on traitera le problème de façon beaucoup plus profonde, en réunissant tous les acteurs d'Afrique ou d'ailleurs.

La technologie a bouleversé les relations internationales, faisant d'Israël les « grandes oreilles » du continent, tandis que les réseaux sociaux bouleversaient les renseignements. Comment L'Afrique peut-elle accéder à une souveraineté numérique ?

C'est là où on comprend que chaque Etat ne peut pas se permettre d'acheter son petit train électrique et qu'il faut se réunir. Le côté technique va conditionner toutes les mesures de sécurité concernant les pays, mais surtout leur développement économique. Aujourd'hui, beaucoup de choses sont possibles, mais est-ce qu'une volonté unique de miser en communauté se dégage actuellement ? Toujours pas. Pourtant, le continent produit des ingénieurs de haut niveau, qui pourraient parfaitement développer l'écosystème digital de leur pays, à condition de leur en donner les moyens. Il faut donc une initiative commune favorisant le retour des cerveaux sur le continent.

Vous représentez une partie de l'histoire des relations entre la France et l'Afrique à travers les réseaux corses. Qu'en reste t-il aujourd'hui ?

Ce n'est plus qu'un fantasme... c'est une histoire liée à notre passé colonial, car la Corse a donné beaucoup de haut-fonctionnaires qui connaissent bien la culture des pays africains. Ils vivent sur une île méditerranéenne avec une culture particulière qui a favorisé leurs relations avec les populations locales, et qui leur a permis de faire avancer un certain nombre de dossiers, à partir d'une relation de confiance et de leur précision en matière de remontées des renseignements. A un moment donné, c'était un circuit assez efficace dont les services extérieurs de renseignement français ont profité, tout comme les Ambassades. Aujourd'hui, il n'en reste plus grand-chose. C'est une question de génération... Ces populations d'expatriées sont en grande partie rentrées, même si elles ont conservé quelques contacts. Il y a eu simultanément un certain désintérêt économique pour l'Afrique dans les années 1990, qui a poussé les gens à partir. Par ailleurs, nous ne sommes plus dans la grandeur de la France qui permettait cette influence. Aujourd'hui, cela est très résiduel comparativement aux grandes offensives que l'on observe de la part de certains pays étrangers.

Lorsque d'anciens hauts membres des renseignements mettent leurs expertises à disposition de chefs d'Etat africains, parfois financés par l'Union européenne (UE), ne pensez-vous pas qu'il y a conflit d'intérêts ?

Il faut distinguer les conseils ponctuels aux Chefs d'Etat qui sont parfaitement libres de choisir leurs conseillers, des grandes opérations de coopération, conduites notamment dans le cadre de l'UE, qui dégage des crédits gérés par le ministère de l'Intérieur français à travers SIPol [système d'information de la police nationale, ndlr] et la direction de la coopération internationale (DCI). SiPol dispose d'un fichier de hauts fonctionnaires et d'experts qu'il mandate de façon très transparente pour accomplir des missions, dans le cadre par exemple, de la mise à niveau des éléments de procédure judiciaire dans la lutte contre le terrorisme international. Il nous faut disposer des mêmes outils tant au niveau de l'analyse et du traitement des renseignements que des procédures. L'UE déploie des budgets vers l'Afrique et la France envoie des experts pour remplir cette mission, il n'y a donc pas de conflit d'intérêt dans ce cas précis.

Propos recueillais par Marie-France Réveillard

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