Etienne Giros : «L’intégration africaine ne nous fait pas peur ; nous n’attendons que cela»

Etienne Giros, président délégué du Conseil des investisseurs français en Afrique (CIAN), est également président depuis juin 2018 du Conseil européen des Affaires pour l’Afrique et la Méditerranée (EBCAM). A Casablanca les 14 et 15 mars, il a été l’œil d'une forte communauté d'investisseurs étrangers au Forum international Afrique développement (FIAD). Venu dénicher les dernières opportunités, c’est d’ailleurs au marché de l’investissement, en marge du pitch du Kenya, un pays de plus en plus regardé par les hommes d’affaires français, que nous l’avons rencontré. Interview.
Ristel Tchounand
(Crédits : DR)

La Tribune Afrique : La France a perdu de la vitesse en Afrique et se bat désormais pour se repositionner. Comment le CIAN aborde-t-il ce tournant et comment réagissez-vous à la concurrence ?

Etienne Giros : Ce que vous dites est malheureusement assez juste, mais inéluctable. Les entreprises françaises ont effectivement perdu des parts de marchés dans certains secteurs, pas tous, tout simplement parce que de nouveaux acteurs sont arrivés sur le marché. Il y a trente ans, la situation était assez dominée par les entreprises françaises dans certains pays.

Depuis, l'Afrique s'est ouverte au monde, elle s'est digitalisée, elle s'est rajeunie. C'est le continent de demain, donc de nouveaux acteurs arrivent. D'abord les Chinois qui déroulent leur présence dans une stratégie très volontaire et assez agressive. Pour nous, le but est de nous positionner vis-à-vis d'eux : soit on accepte de s'associer en faisant attention que ce soit une vraie association d'égal à égal et qu'in fine on ne se fasse pas dévorer et que les Chinois n'aient pas l'impression qu'on veut profiter d'eux, c'est-à-dire se servir d'eux comme un tremplin. L'autre attitude serait de dire : ce sont de nouveaux concurrents qui prennent un peu nos places, on les ignore. Je pense qu'on  ne peut pas rester à regarder le train passer, car puisqu'il me semble que leur stratégie est très forte, ils vont continuer à avancer. Il faut donc que nous, entreprises françaises, nous nous positionnions.

Tous les pays tournés vers le Continent ont tendance à renforcer leur stratégie...

En effet, il n'y a pas que les Chinois, il y a aussi les Indiens, les Turcs et les Marocains qui sont également venus en Afrique subsaharienne, sans parler des autres pays qui s'intéressent à l'Afrique, notamment l'Allemagne. Madame Merkel a fait une offensive assez forte depuis deux ans. Chose assez rare. Il est donc assez logique que dans cette Afrique ouverte et à force de croissance, la proportion des entreprises françaises baisse légèrement. Néanmoins, nos positions sont encore intéressantes.

A notre niveau, nous essayons d'inciter les entreprises en leur expliquant les atouts du continent africain pour elles : la croissance, le développement de la population, la digitalisation, le leapfrog, les progrès technologiques extraordinaires, les améliorations de la gouvernance -certes trop lentes ,mais oui, les améliorations de la gouvernance. Nous leur disons que c'est aujourd'hui qu'elles construisent leurs positions de 2030. C'est aujourd'hui qu'il faut prendre le risque d'aller en Afrique. Mais nous ne nous arrêtons pas là, parce que nous essayons aussi, vis-à-vis des autorités africaines, mais aussi des bailleurs de fonds, d'expliquer en permanence que le rôle des entreprises est essentiel pour le développement et la croissance des pays africains. La richesse primaire vient des entreprises et donc, il faut tout faire pour aider les entreprises à s'installer, simplifier les procédures, les accélérer, parce que nous sommes dans une course contre la montre en Afrique vis-à-vis notamment de la démographie, il faut faire vite, il faut donner de l'emploi aux jeunes et donc il faut accélérer les procédures.

Quels sont aujourd'hui les indicateurs prioritaires pour les investisseurs qui s'intéressent au Continent ?

Lorsqu'un investisseur -français, à titre d'exemple- commence à regarder un marché en Afrique, il observe deux choses : la taille du marché et le niveau de risque auquel il s'expose. Il y a à ce niveau une petite difficulté, parce que les marchés africains sont souvent de petite taille. Certes quelques pays sont grands, mais il y a des pays où la population n'est pas importante et puisque le niveau de vie n'est pas très élevé, le marché est petit.

La deuxième chose que les investisseurs regardent, c'est l'évaluation du risque. En misant sur un marché, l'investisseur se dit : «Je vais investir dans ce pays. Quelle est ma vision du pays ? Y a-t-il une bonne gouvernance ? Peut-il y avoir des troubles ou pas ? Le climat des affaires est-il positif pour les entreprises ? Est-ce que les choses s'améliorent ? Etc.». Le chef d'entreprise va faire la balance entre les deux : la taille de son investissement et le risque auquel il s'expose.

C'est pour cela que je participe à Casablanca à ce forum important sur le développement de l'Afrique, sa croissance et le rapprochement entre l'Est et l'Ouest. Un sujet important a d'ailleurs été évoqué, celui de l'intégration régionale. C'est très important pour la problématique que je suis en train d'évoquer. Cela dit, nous sommes très en faveur de l'intégration régionale et de la Zone de libre-échange qui a été décidée au sein l'Union africaine. Il est vrai que cela risque de prendre du temps, parce que beaucoup de pays sont concernés. Mais cela ne veut pas dire qu'on ne pourra pas en parallèle continuer à soutenir les intégrations sous-régionales [Afrique de l'Ouest, Afrique australe,... NDLR].

L'intégration africaine ne vous fait-elle pas un peu peur dans le sens où cela favoriserait des synergies entre secteurs privés africains, lesquelles produiraient, probablement, des mastodontes dans divers secteurs, sachant l'un des points cruciaux de cet agenda est l'industrialisation des économies ?

L'intégration africaine ne nous fait peur. Nous l'attendons et nous l'appelons de nos vœux. Nous n'attendons que cela et je vais vous dire pourquoi. D'abord, l'Afrique est tellement grande et tellement prometteuse qu'il y a de la place pour tout le monde. Et nous appelons toujours de nos vœux le développement des entreprises africaines, la création de géants africains, parce que tout ce qui est bon pour le développement de l'Afrique, pour l'économie africaine, sera, in fine, bon pour nos entreprises.

Si l'Afrique se développe, s'il y a des champions africains qui émergent, le groupe Société générale -à titre d'exemple- fera plus d'affaires parce qu'il y aura plus de comptes ; Bolloré transportera plus de marchandises dans les ports ou bords les trains ; Orange aura plus d'abonnés téléphoniques, etc. Donc, nous ne sommes pas du tout en situation de compétition.

Par ailleurs, nous sommes persuadés d'une chose en France, c'est que la relation affective très proche avec l'Afrique subsiste. Mais si cela pouvait nous donner des avantages il y a vingt ou trente ans, aujourd'hui, cela ne nous en donne plus. La seule manière pour nous de gagner des marchés ou de s'implanter en Afrique aujourd'hui, c'est d'avoir un bon produit, du bon service et à un bon prix. C'est tout. Après, qu'on ait un peu de savoir-faire, tant mieux ! Et je crois que nous sommes bons à ce niveau. Donc qu'il y ait intégration régionale ou pas, qu'il y ait champions africains ou pas, cela ne nous empêchera jamais d'avoir de bons produits à de bons prix.

Concrètement, dans quelle logique négociez-vous avec les partenaires et potentiels partenaires africains ? Celle du gagnant-gagnant prime-t-elle vraiment ?

Nous sommes totalement dans une position gagnant-gagnant. Il n'y en a pas un qui a plus besoin que l'autre. Nous conseillons en permanence aux entreprises françaises de s'associer avec des partenaires locaux, pour mieux connaître le pays, bien comprendre les habitudes, avoir les clés d'entrée qui leur permettront de connaître les personnes qui comptent, les clés du marché, pour gagner du temps et, par ailleurs, pour avoir en termes de responsabilité sociale des entreprises, une part d'intérêts africains. Nous ne pouvons pas le faire tous seuls. C'est donc cela que les entreprises des pays africains peuvent apporter aux entreprises françaises.

De l'autre côté, les entreprises françaises peuvent apporter à leurs partenaires africains une compétence et de l'expertise, puisqu'elles ont à leur actif des produits élaborés depuis longtemps et qui fonctionnent bien. Les entreprises françaises peuvent également apporter un savoir-faire en termes de management et de lancement d'entreprises, car beaucoup d'entrepreneurs africains débutent et c'est quelque peu difficile pour eux. La collaboration leur permet donc d'apprendre et de mettre le pied à l'étrier. Donc, tout le monde est gagnant. Après, il peut s'agir d'un partenariat à 30% et 70%, 50/50 ou sous forme de contrat commercial, peu importe. Ce qui est important, c'est de travailler ensemble et en confiance.

Le CIAN couvre l'ensemble du Continent, mais selon la trajectoire que suit actuellement le business français en Afrique, quels marchés priorisez-vous ?

Nous sommes en effet sur les 54 pays du Continent. Mais aujourd'hui, nous avons trois priorités. Premièrement, les pays francophones où nous avons des positions historiques fortes qu'il nous faut maintenir, voire développer. Deuxièmement, les pays anglophones et lusophones : car contrairement à une idée reçue, les entreprises françaises sont présentes dans ces pays. Il est vrai qu'il s'agit en général de grands groupes, car il nous manque un tissu de PME françaises qui s'intéresseraient à ces pays comme le Kenya, le Nigeria, le Ghana, l'Angola ou le Mozambique. Au CIAN, nous poussons beaucoup nos adhérents à regarder le potentiel énorme de ces pays-là. Notre troisième priorité concerne les pays à forte croissance démographique, avec une bonne gouvernance e  un taux de croissance élevée ; les fameux leaders qu'on connaît en Afrique : le Rwanda, le Kenya, la Côte d'Ivoire, le Sénégal,etc. C'est un peu plus difficile pour l'Afrique centrale en ce moment, mais il s'agit à mon avis d'une difficulté passagère liée à la baisse des cours de pétrole. Nous regardons donc tous ces pays avec intérêt.

Quelques rares groupes africains se démarquent en investissant en Europe. Pour vous qui avez une certaine connaissance des affaires africaines, à quand pourra-t-on espérer voir de plus en plus la coopération business aller dans les deux sens, c'est-à-dire une Europe qui va en Afrique et une Afrique qui va en Europe ?

Je pense que c'est un petit peu loin, mais moins loin que ce que l'on peut penser. Dans la décennie qui vient, à mon avis, de plus en plus d'entreprises africaines investiront en Europe et en France. Il y a beaucoup d'hommes d'affaires importants, souvent localisés en Afrique anglophone, notamment au Kenya, au Nigeria, mais aussi en Côte d'Ivoire, au Cameroun, etc. Je ne vois pas pourquoi ces groupes qui emploient des milliers de personnes sur le Continent et qui sont sur des créneaux où ils performent ne viendraient pas faire des acquisitions en France ou ouvrir des filiales s'ils ont des qualités. L'exemple de Jumia, l'entreprise franco-africaine, est éloquent. Elle va ouvrir sa cotation à la bourse de New York. C'est un événement qui, sans doute, était impensable il y a dix ans. Je pense que celui va se multiplier dans les années à venir.

Propos recueillis par Ristel Tchounand.

Ristel Tchounand

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