Charles Robertson : « L'intégration doit être une affaire de technocrates »

Motivations, appréhensions et contraintes. Charles Robertson, économiste en chef à Renaissance Capital, décrypte pour nous, les enjeux de l'intégration africaine et du rapprochement Maroc-CEDEAO. Entretien.
(Crédits : DR)

La Tribune Afrique : Comment analysez-vous la demande d'adhésion du Maroc à la CEDEAO à l'aune du positionnement de son économie au sein des économies africaines ?

Charles Robertson : Il y a deux choses importantes à noter au concernant le Maroc. Le niveau de développement général du pays et la maturité de son système bancaire et financier. En ce qui concerne le développement, le Maroc représente une locomotive pour les économies africaines. C'est l'une des économies les plus stables du continent avec un niveau d'investissement parmi les plus importants et un niveau d'inflation maîtrisé. Du point de vue macroéconomique, l'économie marocaine nous paraît très forte, même comparée à d'autres économie du continent comme l'Egypte, le Nigeria, le Kenya ou encore l'Afrique du Sud. Mais, cette économie n'arrivait pas à tirer avantage de ce positionnement qualitatif parce qu'elle reste isolée politiquement.

Durant les deux dernières années, nous avons noté une inflexion importante à ce niveau avec le retour au sein de l'Union Africaine qui conforte l'ambition du Maroc de jouer le rôle de pont vers l'Afrique. L'Afrique du Sud s'est toujours prévalue de jouer ce rôle de pont vers l'Afrique sub-saharienne. Le Maroc veut jouer le même rôle mais à partir du nord du Continent. L'Egypte pourrait en faire de même. Elle reste toutefois focalisée sur ses enjeux intérieurs actuels et jouit d'un plus large marché local ce qui lui donne moins de raisons de se projeter comme pont vers le Continent. C'est pourquoi le Maroc veut assumer cette ambition. Son retour au sein de l'Union Africaine était une première étape dans ce sens. L'adhésion à la CEDEAO est logiquement l'étape suivante.

Pouvez-vous étayer l'importance de cette adhésion pour le secteur bancaire et financier marocain ?

Le Maroc représente aussi quasiment une exception en ce qui concerne la maîtrise de l'inflation et ce depuis des années. Le royaume peut aussi se targuer d'une bonne politique de change qui lui permet de maintenir ce niveau d'inflation bas grâce à la politique menée par la Banque centrale. Cela permet un meilleur accès à l'emprunt. Quand vous devez payer des intérêts de 10, 15 voire 20%, vous n'avez pas intérêt à emprunter beaucoup, car le coût est trop élevé. Mais quand les taux sont en dessous de 10% voire de 5%, vous pouvez emprunter beaucoup plus avec un coût plus accessible. Au Maroc la dette du secteur privé atteint 100% du produit intérieur brut (PIB). Dans beaucoup de pays africains ce chiffre n'excède pas les 20 ou 30%. Des pays comme la Côte d'Ivoire ou le Sénégal ont aussi des niveaux d'inflation maîtrisés et des taux d'intérêt bas, grâce notamment au Franc CFA qui reste lié à l'Euro. Toutefois, ils n'ont pas encore le même niveau d'emprunt du secteur privé. Donc je pense que les banques marocaines y voient une opportunité et l'adhésion du Maroc à la CEDEAO pourrait supporter leur expansion. Plus encore, le marché financier marocain qui devient de plus en plus sophistiqué, pourrait aussi aider les banques à aller plus de l'avant. Potentiellement, l'adhésion à la CEDEAO irait dans le sens d'une harmonisation réglementaire et donnerait aux acteurs financiers marocains un meilleur accès à ce marché commun. Cela les aiderait dans leur expansion et leur développement surtout lorsque l'on sait que la dynamique démographique devient limitée au Maroc mais demeure beaucoup plus soutenue en Afrique de l'Ouest.

Quel serait l'impact de cette adhésion sur la CEDEAO et que peut apporter le Maroc à cette communauté économique régionale ?

Le Maroc pourrait d'abord apporter son expérience en matière d'infrastructures. Or, tous les pays de la région sont fort demandeurs à ce niveau. Il pourrait aussi apporter la sophistication de son secteur financier, comme expliqué plus haut. Ce sont là les deux principaux apports potentiels du royaume à la CEDEAO qui me viennent d'emblée à l'esprit. Il y'en a d'autres bien sûr, notamment en ce qui concerne le phosphate et le partage d'expérience en matière de fertilisation. Je crois que le Maroc a d'ailleurs signé un accord dans ce sens avec le Nigéria. Mais cela reste une coopération à plus long terme comme dans bien d'autres domaines. En tout cas au niveau des infrastructures et du secteur financier, l'apport est immédiat.

Certaines voix, notamment dans les milieux d'affaires en Afrique de l'Ouest, se sont élevées pour exprimer leur appréhension quant à cette potentielle adhésion. Qu'est ce qui explique ces appréhensions ?

Ils craignent que l'économie marocaine soit plus compétitive. Ils craignent que les banques marocaines gagnent encore plus de parts de marché face aux banques locales et que le développement de leur système bancaire soit freiné dans son développement. Les raisons pour lesquelles le Maroc veut rejoindre la CEDEAO, sont les mêmes qui poussent les acteurs locaux à afficher leurs appréhensions.

Comment jugez-vous l'état d'avancement de l'intégration sur le Continent africain dans son ensemble et pas seulement en Afrique de l'Ouest ?

L'intégration africaine reste parcellaire et lente. Elle est en progrès continu mais lent. Des communautés économiques existent au Sud, à l'Ouest et à l'Est du Continent. Ces communautés régionales continuent leur expansion et approfondissent leur intégration. Toutefois, il reste difficile de jauger en chiffres leur impact. Ces communautés ont-elles permis de gagner un point de PIB ? 5 points de PIB ? Ou pas du tout ? Cela reste difficile à dire.

Quelles sont les difficultés ou les écueils sur lesquels bute l'intégration africaine ?

Les principaux écueils sont de l'ordre des contraintes de moyens et de ressources. Disons que vous avez 50 experts très qualifiés dans le pays. En envoyez-vous 20 pour élaborer un accord de libre-échange avec votre voisin ? Ou envoyez-vous ces 20 experts pour développer l'électrification dans votre pays ? Ou en développer le système éducatif etc. ? Donc, je pense que les pays africains qui doivent faire cet arbitrage consacrent la majeure partie de leurs experts et de leurs efforts à des sujets qui leur paraissent plus essentiels plutôt qu'à des accords de libre-échange qui leur paraissent bons à avoir, mais pas vraiment essentiels. Ils focalisent donc d'abord sur le système éducatif, ensuite l'électrification, puis les infrastructures. En plus, bien évidemment des enjeux sécuritaires qui prennent de plus en plus d'importance.

Quels pourraient être les arguments pour convaincre les pays africains d'une intégration plus poussée ?

C'est difficile de les convaincre des bénéfices de l'intégration comme il est difficile de convaincre le président Trump des bénéfices du libre-échange. Si le président américain n'arrive pas à comprendre qu'il mène son pays dans la mauvaise direction en la matière comme pouvez-vous convaincre le citoyen lambda. Comme vous le savez, le Royaume Uni est en passe de sortir de l'Union Européenne. Les gens ne comprennent pas les vrais enjeux du libre-échange. Il est donc difficile de les convaincre de ses bénéfices. Les experts peuvent être conscients de ces bénéfices en termes de développement sur le long terme et de nouveaux marchés pour les entreprises, mais il est difficile de gagner cette bataille au niveau politique. Donc ce sujet doit être pris en charge par les technocrates qui connaissent le contexte.

Propos recueillis par Aziz SAIDI

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