Kandeh Yumkella : « Pour les infrastructures, l'intégration régionale est cruciale »

Il a passé 20 ans à l'ONU, dont dix au sommet en tant que vice-secrétaire général de l'Organisation, avant de prendre la tête de l'ONUDI, la section onusienne en charge du développement industriel. Cet expert chevronné de l'énergie et de l'agrobusiness livre à La Tribune Afrique son analyse et ses pistes de solutions pour une véritable émergence des infrastructures en Afrique.

Kandeh Yumkella
Ancien vice-secrétaire général de l'ONU, ex-directeur général de l'ONUDI

La Tribune Afrique - Tous les rapports identifient les investissements dans les infrastructures comme cruciaux pour le développement de l'Afrique. Pourtant, ceux-ci peinent toujours à décoller. Comment expliquer ce blocage ?

Kandeh Yumkella - Prenons l'exemple de l'énergie et extrapolons sur les autres types d'infrastructures, qui impliquent quasiment les mêmes paramètres. Les investissements dans l'énergie sont complexes : d'une part, ils requièrent des compétences d'ingénierie pour concevoir les projets, et d'autre part, nécessitent des compétences financières pour concevoir les financements à long terme.

Du coup, dans plusieurs cas de figure, l'Afrique ne dispose d'abord pas des expertises adéquates pour concevoir des projets de long terme, qu'il s'agisse d'énergie, de routes ou d'autres types d'infrastructures. Deuxièmement, les politiques publiques telles que menées aujourd'hui ne sont pas susceptibles de stimuler les investissements privés, alors que ces projets de long terme sont généralement très risqués. Or, il est indispensable que le secteur privé soit impliqué dans ces projets.

Comment alors concevoir ces politiques publiques incitatives pour les investissements privés, tout en donnant la garantie aux opérateurs que ces mêmes politiques ne changeront pas du jour au lendemain, comme c'est souvent le cas en Afrique ? Dans plusieurs pays du continent, les gouvernements introduisent de nouvelles politiques publiques. Après cinq ou dix ans, un nouveau gouvernement prend place et s'attèle à les changer, alors que les projets en questions s'étalent sur 25 ans. Il s'agit en l'occurrence de la longévité et de la cohérence des politiques publiques, sans lesquelles, les investisseurs ne s'intéresseront pas à ce type de projets. Et troisièmement, l'Afrique a besoin d'instruments financiers d'atténuation des risques.

Qu'est-ce qui empêche justement l'Afrique d'accéder à ces instruments ?

Le secteur bancaire doit être suffisamment large, profond et innovant pour prendre le risque de financer le développement. En Sierra Leone, mon pays, tout comme dans d'autres petits pays d'Afrique subsaharienne, nos banques financent des «clients à conteneurs», ceux qui importent des produits de consommation dans des conteneurs, puisque ces banques peuvent récupérer leur argent au bout de 60 jours. Les banques africaines ne sont généralement pas habituées à financer des projets de long terme. De plus, il y a également le besoin d'instruments financiers offerts par la Banque mondiale, la SFI, la BAD et d'autres institutions multilatérales qui peuvent offrir ces fameux instruments financiers d'atténuation des risques.

A cela s'ajoute le fait que nous ne disposons pas suffisamment d'entrepreneurs africains qui peuvent prendre le risque d'investir dans les infrastructures, notamment énergétiques. Il y en a extrêmement peu, comme Aliko Dangote, Tony Elumelu ou encore Strive Masiyiwa, qui peuvent prendre de tels risques, faire confiance aux politiques publiques et avoir la crédibilité d'aller à l'étranger lever des fonds pour ce type de projets. J'ai cité là quatre problèmes majeurs, qui rendent extrêmement difficile d'investir dans les infrastructures de long terme.

Quel rôle les capitaux privés doivent-ils jouer dans ce sens ?

Il y a un besoin pressant de partenariats public-privé (PPP, NDLR) innovants pour attirer ces investissements. Sur cet aspect, l'exemple du Maroc est éloquent. Le pays a mis en place des mesures incitatives efficaces pour les secteurs ciblés, notamment la production d'énergies renouvelables.

La même dynamique est constatée en Afrique du Sud, et plus récemment en Côte d'Ivoire qui est parvenue à capter 3 milliards de dollars d'investissements dans l'infrastructure énergétique, notamment grâce à la clarté des réformes dans le secteur de l'énergie, menées par le Président Ouattara.

Mais le secteur public reste tout de même l'initiateur et le garant... ?

Partout dans le monde, le secteur public est effectivement la partie la plus importante dans les PPP, principalement pour la création de marchés. Pour créer des investissements dans l'agriculture, les infrastructures et l'énergie, nous avons besoin d'un secteur public puissant qui peut concentrer ses efforts sur la création de marchés, l'atténuation des risques et donner la confiance nécessaire aux investisseurs locaux et internationaux.

Lorsque l'on évoque les grands projets énergétiques, faut-il selon vous agir au niveau des pays, ou à un niveau plus large ?

L'intégration régionale est en effet cruciale, spécialement pour l'énergie, pour la simple raison que certaines économies africaines sont trop petites. Les Africains doivent apprendre à trader l'énergie. Il faut s'intéresser aux grands projets régionaux, notamment pour les projets d'interconnexion et les lignes de transmission, ou encore les centrales hydroélectriques. La même logique s'applique pour les routes et les chemins de fer. La dimension régionale fait que la taille des projets puisse être intéressante pour les gros investisseurs, les plus susceptibles d'investir dans des infrastructures couvrant plusieurs pays d'une même région.

Quel rôle l'Union africaine devrait-elle jouer pour le renforcement de cette intégration régionale au niveau des projets d'infrastructure ?

L'Union africaine a un rôle important à jouer. Elle doit mettre en place une feuille de route pour guider cette intégration régionale. J'ai moi-même créé ce que l'on appelle l'«African energy leaders group», qui a vu le jour il y a trois ans, en partenariat avec Aliko Dangote et avec la participation de cinq présidents africains. Ce groupe est désormais accueilli par la Banque africaine de développement.

D'après vous, quelle échelle d'action est la plus efficace : l'échelle continentale ou l'échelle sous-régionale ?

Je l'ai souvent dit dans les sommets de l'Union africaine : nous avons besoin d'un cadre continental. Mais il faut ensuite mettre en place un cadre d'implémentation sous-régional. C'est comme cela d'ailleurs que fonctionne l'Union européenne. Cela vaut aussi bien pour les infrastructures, que pour l'agrobusiness et bien d'autres activités. Nous avons besoin de nous pencher, d'un point de vue économique, sur les cas pratiques d'opportunités d'affaires. Si l'on revient à l'énergie, réunir la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Nigéria pour discuter d'un projet de gazoduc a beaucoup de sens. Les bénéfices seraient immédiats. Mais si pour le même type de projet, la Côte d'Ivoire discutait avec l'Ethiopie, ce serait juste pour le show.

Il faut se rappeler que l'Union européenne s'est construite sur un partenariat régional autour du charbon et de l'acier. A partir de là, les cercles concentriques ont commencé à grandir, du moment que les bénéfices économiques étaient devenus palpables. Mais lorsque les discussions restent à l'échelle continentale, comme dans des conférences que j'ai pu organiser, l'on se retrouve avec 50 ministres autour de la table, en train de parler de considération au niveau «super-macroéconomique». Cela donne un cadre général, mais il faut par la suite virer vers le côté pratique et pragmatique. Et cela ne peut se faire qu'au niveau régional et sous-régional. C'est le cercle concentrique pratique.

Pensez-vous que la configuration actuelle de l'Union africaine permet d'enclencher cette dynamique ?

Je pense que c'est aujourd'hui possible et c'est l'avenir de l'Afrique : un cadre continental et une mise en œuvre sous-régionale, où le secteur privé est profondément impliqué, et où le secteur public permet une atténuation efficace des risques.

Comment des Etats qui souffrent de graves déséquilibres budgétaires peuvent-ils mobiliser les moyens de financement et d'atténuation des risques pour les projets d'infrastructure ?

Tous les pays africains n'ont pas des finances en situation délicate. Certains s'en sortent bien, malgré la crise des cours des matières premières. Et lorsque l'on scrute les montants astronomiques des capitaux qui quittent notre continent, l'on peut être sûr que tous ne sont pas pauvres. Il faut dans ce sens donner confiance et inciter les fortunes africaines à  investir sur leur continent, au lieu d'utiliser leurs capitaux à l'étranger. Cette catégorie a les moyens de prendre des risques et ainsi garder ses fonds à l'intérieur du continent.

Cela dépend aussi de la manière dont les pays managent leurs ressources naturelles, ainsi que les revenus que ces dernières génèrent. Au lieu de constituer des réserves de devises pour protéger leurs monnaies locales, certains pays se sont surendettés et ont commencé à consommer à tout va, dès une découverte subite de pétrole ou d'autres ressources naturelles profitables. Ils sont dans une logique de «shoping» au lieu de préparer l'avenir en gardant les ressources pour financer les projets de développement structurants. Mais beaucoup d'Africains ne pensent pas au développement de leur pays. Ils veulent simplement devenir milliardaires au lieu de rester millionnaires.

Quelle est l'importance des projets transnationaux d'infrastructures ?

L'intervention des Etats est cruciale : ils doivent faciliter la création et l'accès aux marchés à bas coûts. Et j'espère qu'un jour, nous pourrons ainsi voir une ligne ferroviaire entre le Burkina Faso, le Mali et la Côte d'Ivoire, par exemple. Ce qui permettrait de transporter les biens à des coûts compétitifs et d'avoir accès aux intrants à des prix moins élevés. L'Ouganda, le Kenya et le Rwanda gagneraient également beaucoup à s'interconnecter par chemins de fer. C'est incontournable, ce n'est pas un luxe. Il en va de la survie de l'Afrique.

Etes-vous optimiste quant à la voie qu'emprunte actuellement l'Afrique pour son développement ?

L'Afrique va compter 2,2 milliards de citoyens en 2030. Elle comptera 30% de la population mondiale, âgée de 15 à 24 ans, en 2050. Où trouveront-ils tous un travail? Si ces économies n'entrent pas dans une croissance durable, en s'orientant vers l'industrie et les activités à valeur ajoutée, ils n'en trouveront pas. Mais je constate des tendances positives qui se profilent : lorsque l'on voit le nombre d'entreprises qui investissent dans un grand nombre de centres commerciaux dans une série de pays africains, cela confirme la tendance d'urbanisation massive, d'émergence d'une classe moyenne de plus en plus large et jeune, qui cherche à acheter des nouveautés. Cela représente une véritable opportunité de marché. Je ne regarde pas seulement les problèmes, je m'intéresse aussi aux opportunités, comme celles relatives aux investissements dans les technologies de l'information. Il y a ainsi de nouveaux domaines d'innovation dans lesquels l'on peut investir et qui pourront porter la croissance africaine. Ces investissements seront cruciaux du XXIe siècle, notamment en relation avec la digitalisation. Il faut aider nos jeunes à s'orienter vers ces domaines d'avenir. Nous devons donc nous orienter vers de nouveaux secteurs, pour résorber la force de travail de ces jeunes dans de nouvelles plateformes.

Pensez-vous donc que ces avancées dans les technologies peuvent dispenser les Etats d'investir dans les infrastructures de base ?

Cela tient évidemment aux politiques publiques. De grandes avancées peuvent être réalisées dans les infrastructures, au moins au même niveau que celles réalisées dans les technologies de l'information dans certains pays africains, à l'image du Kenya. Il y a également des gisements de croissance dans la valorisation des produits, notamment agricoles, ne serait-ce qu'en ce qui concerne le packaging qui permettra aux produits agricoles d'être commercialisés dans les grandes surfaces, et ainsi mieux atteindre la classe moyenne montante et pouvoir accéder à l'export sur les marchés internationaux. Donc, le même modèle de développement des technologies de l'information peut être appliqué à d'autres activités, comme l'alimentation, les infrastructures et même la fourniture de services de santé privés.

Concrètement, quels seraient les facteurs clés pour développer les infrastructures africaines ?

On peut résumer ces facteurs en 4P. Le premier «P» représente les politiques. Une bonne politique débouchera sur de bons politiciens qui adopteront les bonnes politiques publiques, qui représentent justement le second «P», alors que le troisième concerne le «pricing». En d'autres termes, les prix, les incitations fiscales et les autres mesures incitatives. Le dernier «P» en contient 3. Il s'agit en l'occurrence des partenariats public-privé. Nous avons besoin des capitaux privés pour véritablement faire émerger un secteur, notamment celui des infrastructures. Lorsque ces 4P sont là et sont bien paramétrés, les choses bougent et les activités se développent.

Vous avez passé 20 ans à l'ONU, dont la moitié au sommet. De ce point d'observation où vous étiez, quelle est votre conclusion sur les forces qui régissent l'économie mondiale ? Etes-vous parvenu à comprendre le monde ?

J'ai compris beaucoup de choses sur le monde, avant de réaliser qu'il changeait très rapidement. Je vois des opportunités qui bougent. J'ai vu les investissements dans les énergies renouvelables atteindre 300 milliards de dollars il y a deux ans, lorsque l'économie mondiale était mal au point. Et pourtant, les investissements dans ce secteur n'ont jamais été aussi importants. J'ai également vu le grand degré de volatilité des marchés du pétrole et des matières premières.

De tout ce que j'ai appris sur le monde, je me concentre sur le positif. J'ai compris que rien n'est impossible. Lorsque j'ai visité des pays asiatiques, j'ai su d'où ils venaient et où ils sont arrivés aujourd'hui. La Malaisie et la Corée du Sud étaient plus pauvres que le Ghana à leur indépendance. Et l'on peut voir aujourd'hui leurs niveaux de développement. Cela confirme encore une fois que rien n'est impossible. Le plus important reste la volonté humaine. Cela me donne confiance que la prochaine génération d'Africains comptera le nouveau Bill Gates et les nouveaux leaders de l'innovation mondiale.

C'est mon rêve et c'est le rêve que j'espère voir chez tous les jeunes africains. Rien n'est impossible du moment que l'on peut accéder à Internet et au savoir qu'il contient. Et je pense que oui, nous pouvons démocratiser l'accès à l'énergie grâce aux nouvelles technologies, et ainsi démocratiser l'information. Car il faut dire que l'énergie est la base. Sans énergie, pas d'accès à Internet. Sans énergie, pas de système d'irrigation, pas de train ni d'unités de production. Bref, le monde est plein de surprises, de mauvaises surprises, mais aussi de beaucoup de bonnes surprises. L'Afrique peut devenir plus avancée que bien d'autres continents.

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