« C'est en Afrique que nous allons créer les business models de demain »

Danone, le géant de l'agroalimentaire, nourrit de grandes ambitions pour l'Afrique, «où tout reste à faire», selon Pierre-André Terisse, directeur général Afrique de la multinationale. Le rythme de croissance annuelle des activités africaines du groupe devrait approcher les 10 %, avec une africanisation de ses structures de management.
Pierre-André Terisse, DG du pôle Afrique de Danone

La Tribune Afrique - Comment se porte l'activité de Danone en Afrique ?

Pierre-André Terisse - Nous avons atteint une bonne couverture géographique de l'Afrique. Nous sommes historiquement présents au Nord, notamment à travers Centrale Danone au Maroc, mais aussi en Algérie et en Égypte. Ces dernières années, nous avons fortement augmenté notre empreinte à l'Ouest du continent, notamment grâce à l'acquisition de Fan Milk. Nous avons également noué un partenariat très prometteur à l'Est avec la société kényane Brookside Dairy, leader sur plusieurs marchés de la région. Enfin, nous couvrons bien l'Afrique australe depuis notre filiale en Afrique du Sud.

Globalement, notre répartition géographique en Afrique est donc équilibrée, avec néanmoins une filiale marocaine particulièrement forte, pour des raisons historiques, puisqu'il s'agit de la plus ancienne implantation africaine du groupe (créée en 1953, NDLR). Aujourd'hui, les territoires de forte croissance se situent majoritairement en Afrique subsaharienne, notamment à l'Est et à l'Ouest où le potentiel démographique est immense.

En termes de produits, nous avons aussi une meilleure vision d'ensemble aujourd'hui. Nous mettons un accent particulier sur les produits laitiers, une catégorie qui comprend le lait frais, le lait UHT, le lait fermenté, les fromages, les yaourts, le lait en poudre... Nous portons également une attention particulière aux céréales, une activité plutôt marginale au sein de Danone dans le reste du monde. Pour l'instant, cette catégorie concerne majoritairement les céréales infantiles que nous commercialisons déjà en Afrique de l'Ouest et du Nord, avec les marques Blédine et Phosphatine, et pour lesquelles nous pensons qu'il existe un potentiel de développement très élevé.

En outre, les céréales constituent des plateformes pertinentes pour la lutte contre l'anémie et les déficiences en fer. Notre objectif consiste à proposer des produits qui apportent la santé par l'alimentation aux consommateurs africains, non seulement par le lait et par les céréales, mais aussi, et c'est très important, par le mélange des deux. C'est ce que nous avons déjà commencé à explorer. D'abord au Sénégal, avec la Laiterie du Berger qui a mis au point un Tiakri (produit laitier traditionnel à base de lait et de céréale), mais aussi en Afrique du Sud où nous avons élaboré, sous la marque Dan'Up, un mélange de maïs fermenté et de yaourt. Nous allons probablement continuer à explorer les potentialités de cette catégorie.

Avez-vous identifié les relais de croissance pour les exercices 2017-2018 sur le périmètre africain ?

En Afrique du Sud, nous avons mené à bien une partie de nos objectifs de couverture de la grande distribution et des grands centres urbains, mais nous avons encore une marge de progression conséquente dans le commerce de proximité et dans les townships. Nous avons d'autre part identifié un solide potentiel de croissance vers le reste de l'Afrique australe depuis notre base sud-africaine, notamment en Angola, au Mozambique et dans toute la sous-région.

L'Afrique du Nord présente aussi des poches de croissance prometteuses. Nous avons ralenti notre rythme de progression pour retravailler la productivité de nos opérations, de manière à mieux nous déployer par la suite. Notre prochain objectif au Maroc concerne les zones rurales, c'est-à-dire les petites villes et les villages, à travers des offres adaptées.

À quel genre d'offres pensez-vous ?

Des offres composées de produits laitiers enrichis, notamment pour les enfants, proposés à des niveaux de prix suffisamment bas pour être abordables. Nous misons également sur les produits longue conservation qui pourront emprunter des voies de distribution qui ne dépendent pas nécessairement de la chaîne du froid. Danone compte par ailleurs un réel potentiel de croissance en Égypte et en Algérie. Ces marchés ne cessent de croître, mais nous nous positionnons encore principalement sur les grands centres urbains. Nous n'avons toujours pas atteint les villes moyennes.

Mais la zone où nous anticipons le plus fort potentiel de développement reste l'Afrique de l'Ouest où le groupe atteint des rythmes de croissance supérieurs à 20%, notamment au Nigeria et au Ghana. Nous pouvons encore accélérer cette dynamique grâce à de nouvelles offres et grâce à une distribution à vélo et à « push cart » dans les grandes villes. Nous comptons également utiliser ces plateformes pour nos produits laitiers longue-conservation, ce qui nous permettra de diversifier notre offre et de nous positionner sur le segment des yaourts et d'autres produits laitiers pouvant être transportés hors chaîne du froid.

Du côté de l'Est du continent, nous comptons prêter main forte à Brookside pour accélérer sa croissance au Kenya, en Ouganda et, peut-être, demain, au Rwanda ou en Éthiopie - et sur d'autres marchés de la région.

Comment aborder des pays où la culture des produits laitiers n'existe pas ?

Nous devons prendre en compte deux éléments : comment développer le marché des yaourts et dans le même temps la dimension élevage et production laitière. C'est un segment où nous devons aussi lancer des produits à longue conservation dans la mesure où il va falloir les acheminer aux consommateurs.

En parallèle, comment faire pour développer le segment des produits laitiers enrichis en iode et en fer ? Ou encore, comment mettre au point des offres de produits à base de protéines végétales ? Pour ce segment, nous avons un exemple intéressant en Inde, zone associée depuis peu au périmètre Afrique que je dirige. Il s'agit d'un produit à base de protéines végétales, notamment de cacahuètes. Même si nous ne pensons pas dupliquer un produit identique en Afrique, il est fort probable que nous nous en inspirions pour élaborer un concept équivalent.

Que représente l'Afrique au niveau des revenus, mais aussi des dépenses pour Danone ?

L'Afrique contribue à hauteur de 7% du chiffre d'affaires de Danone. Cet apport commence à être significatif, avec près d'un milliard et demi d'euros, mais reste marginal par rapport à la taille du groupe. Ce constat ne devrait pas durer car nous avons accéléré la cadence sur le continent, ce qui va immanquablement augmenter son importance pour Danone, à la fois sur un plan qualitatif et quantitatif.

Dès son origine, la division Afrique a été constituée autant pour tirer parti du développement économique du continent que pour susciter de l'innovation locale en tirant parti des spécificités africaines. Les innovations que nous mettons en œuvre en Afrique pourraient à un moment ou à un autre être adaptées sur d'autres marchés à travers le monde.

Prenons un exemple concret : alors que partout dans le monde Danone opère autour de quatre catégories bien distinctes (produits laitiers frais, eau, nutrition infantile et nutrition médicale), nous avons décidé d'opérer en Afrique sur un modèle multi-catégories. En clair, Danone Maroc s'occupe de toutes les catégories, à la fois le lait, les céréales, etc. Danone Égypte s'occupe également de la production de fromage, de lait, de céréales et, demain, pourquoi pas, de l'eau.

Ce ne sont pas les modèles de gestion traditionnels qu'utilise Danone ailleurs, mais nous sommes en train de les intégrer peu à peu au niveau du groupe. L'idée est que, petit à petit, la taille de l'Afrique à l'intérieur de Danone augmente, notamment le nombre de managers africains, d'innovations locales et d'organisations régionales appelées à prendre de l'ampleur et à impacter le groupe au-delà du chiffre d'affaires.

Êtes-vous optimiste par rapport à ça ?

Nous connaissons les modèles de développement occidentaux et particulièrement leurs limites. Ces modèles sont insuffisamment respectueux de l'environnement, même si nous faisons des efforts en la matière. Ces derniers sont également peu inclusifs et génèrent du chômage de masse. C'est ce constat qui nous a poussés à mettre en place, il y a dix ans, des plateformes visant à créer des business à fort impact sociétal. En d'autres termes, des entreprises qui visent en priorité un impact sur la santé des consommateurs, qui sont inclusives car s'appuyant sur les petits fermiers, qui favorisent le recyclage et développent la codistribution et, en fin de compte, créent des emplois dans les communautés et redistribuent la valeur créée localement.

L'Afrique représente plus qu'un laboratoire. C'est sur le continent que nous allons créer une partie des business models de demain, là où nous allons les mettre en pratique à grande échelle. Nous avons déjà commencé à les inventer, maintenant nous devons les répliquer et les faire grandir d'une façon qui ait du sens à la fois pour les consommateurs, les éleveurs et les fermiers... et donc in fine pour toutes les personnes qui gravitent autour de nous et qui contribuent à notre chaîne de valeur.

Nous aurons forcément besoin pour cela de partenariats dans la mesure où, tôt ou tard, nous allons atteindre nos limites. Si nous voulons éviter d'importer la totalité de la poudre de lait dont nous avons besoin en Afrique de l'Ouest, si nous comptons développer la collecte laitière et, par ricochet, les fermes, nous ne pourrons pas y arriver seuls. L'un des enjeux pour Danone à court/moyen terme sera de parvenir à créer des partenariats en Afrique qui comprendront à la fois des acteurs privés au sens large et des gouvernements, au cas par cas.

L'Afrique a-t-elle vocation à devenir le grenier de Danone ?

Le grenier mondial, je n'en sais rien mais certainement le grenier africain. De toutes les façons c'est déjà le cas pour le lait, que ce soit en Afrique du Nord, du Sud ou de l'Est. Là-bas, notre lait reste essentiellement local, notamment à travers de la collecte auprès de 120 000 fermiers au Maroc ou de 150 000 fermiers au Kenya, puis aussi auprès des grandes fermes. Nous allons continuer à encourager ce sourcing là, à la fois parce que nous avons des besoins en lait en forte croissance et parce que nous essayons de trouver un bon équilibre dans le mix entre collecte chez les fermiers et grandes exploitations.

Du côté du segment céréales, tout est à construire. À notre niveau, nous sommes aujourd'hui obligés de tout importer, ce qui n'a pas de sens car l'Afrique est une terre de céréales. Il est donc impératif de développer des filières de qualité, de première transformation, puis de créer de la seconde transformation et une activité d'emballage. Ce qui va à la fois offrir des emplois et permettre à Danone d'avoir accès à des céréales éminemment locales, notamment du millet.

Une production céréalière locale nous permettra aussi de baisser les coûts de production, de diminuer les coûts de transports et, surtout, de nous immuniser par rapport aux dévaluations. En fin de compte, cela rendra notre développement plus stable dans la durée et nous permettra de vraiment construire les chaînes de valeur qui nous donneront accès à un nombre plus grand de consommateurs, y compris parmi les segments qui ont moins de 20 dollars par jour pour vivre.

La zone ouest-africaine demeurerait-elle aussi attractive à vos yeux en cas de démantèlement du franc CFA ?

Nous sommes très intéressés par l'ensemble de la zone, y compris par le Nigeria et le Ghana dont l'économie arrive à maintenir une certaine stabilité malgré la conjoncture. La stabilité financière qu'offre le cadre du franc CFA est un élément important, mais sans être une condition sine qua non pour une implantation. Les pays hors zone franc peuvent être très intéressants malgré leur instabilité financière. Même s'il est vrai que, sur la durée, cette dernière peut être un frein à notre croissance.

Un démantèlement du franc CFA tel qu'on le connaît se traduirait surtout par une atomisation des marchés. Chaque pays des zones UEMOA et Cemac aurait sa devise, ce qui impliquerait de faire face à des marchés trop petits qu'il faudrait approvisionner de manière individuelle. C'est la même chose dans l'Union européenne où l'euro sous-tend un marché unique cohérent qui permet d'accéder sans contraintes monétaire à un volume de consommateurs considérable.

Comment votre équipe à Paris gère-t-elle l'ensemble du continent ?

En réalité, la gestion se fait sur place. Nous comptons 13 000 collaborateurs en Afrique pour 20 personnes à Paris. Nous opérons ensemble, ce qui implique que les patrons pays se réunissent avec l'équipe centrale dans le cadre du «One Africa Board», une fois tous les deux mois. Nous essayons de définir ce que nous pouvons faire ensemble. Y-a-t-il des produits communs que nous pouvons demander à la R&D de développer et qui seraient susceptibles d'intéresser plusieurs pays à la fois ou bien y-a-t-il des talents à faire évoluer, des profils d'Afrique australe qui seraient intéressés par les marchés d'Afrique de l'Ouest par exemple ?

Le rôle de l'équipe centrale consiste à arbitrer entre les différentes opportunités et propositions et à faire l'interface avec le reste du groupe. Ce qui signifie aller chercher de l'ingénierie sur les produits frais à Paris, du marketing pour les produits infantiles à Amsterdam, etc., puis les amener là où le besoin se fait sentir. Le rôle de l'équipe de Paris se limite vraiment à sélectionner les investissements, à organiser l'échange de bonnes pratiques, à jouer l'interface entre les différentes filiales.

La gestion des opérations en Afrique est menée localement. Elle est complètement délocalisée et gérée par des équipes qui étaient à 70% expatriées il y a encore deux ans et qui aujourd'hui ne sont plus qu'à 50 % expatriées... et qui dans deux à trois ans ne seront probablement plus qu'à 20 ou 30% expatriées. La gestion au jour le jour des activités de Danone est de plus en plus assumée par des Africains, ce qui représente l'une des plus grandes réussites du groupe en Afrique, avec la fidélisation des équipes. Je rêve d'être remplacé par un Africain.

Pour le moment, je suis en Afrique une fois toutes les deux semaines et c'est tout simplement incroyable de se réunir avec les équipes à Nairobi, de faire le tour des marchés à Kampala, de regrouper les filiales à Accra, d'aller en Égypte initier un dialogue avec les autorités pour identifier la marche à suivre au niveau de la filière du lait...

Quels sont les pronostics de Danone pour les deux années à venir ?

Nous avons consenti un énorme travail en termes de fondamentaux, c'est-à-dire au niveau des usines, des stations de traitement d'eau, de l'efficacité des lignes de production, de la coordination entre les achats, de la production et de la distribution... Ce travail s'est accompagné d'une réflexion portant sur la méthode à suivre pour faire croître l'activité. Ainsi, nous avons énormément investi dans la R&D. Si bien que le pôle Afrique de Danone avait en 2016 un rythme de croissance supérieur à celui du groupe. Un rythme que nous comptons doubler en 2017, même si la dévaluation en Égypte va freiner cette dynamique.

Notre objectif reste d'atteindre un rythme de croissance cohérent avec notre vision, autrement dit se rapprocher des 10% de croissance. Un but que nous pouvons atteindre rapidement car il existe de tels gisements de croissance à travers le continent qu'il suffit de s'organiser correctement pour arriver à avoir les bons actifs, les bonnes personnes et les bons produits. La question n'est pas seulement de pouvoir croître rapidement, mais surtout de pouvoir croître d'une manière différente de l'Europe.

La clé du succès est d'atteindre à terme 80 % de management africain et 90 % d'approvisionnement local tout en réussissant à donner accès à nos produits aux consommateurs qui ne peuvent pas dépenser plus de 5 dollars par jour. L'Afrique regorge d'opportunités. Le continent peut être comparé à une feuille blanche où tout reste à faire.

Dépasser les freins liés à la chaîne du froid est un défi de l'activité en Afrique, comment comptez-vous aborder ce problème chez Danone ?

Nous produisons déjà des yaourts thermisés, notamment en Afrique du Sud, que nous exportons en Angola et au Mozambique. Le défi sera de lancer des produits qui peuvent être transportés hors chaîne du froid tout en ayant bon goût, ce qui est un peu plus difficile, tout en étant abordables. C'est la combinaison de ces trois exigences qui est compliquée. Nous comptons également proposer des produits qui soient emballés dans des matières recyclables. La combinaison des quatre devient alors extrêmement compliquée ! C'est la priorité au niveau du yaourt, des laits et du fromage.

Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur des coûts de R&D de l'Afrique pour Danone ?

Nous étions assez en retard par rapport à la moyenne groupe de 1,3% du chiffre d'affaires alloué à la R&D. Nous nous efforçons de rejoindre cette moyenne depuis deux ans. Nous réfléchissons également à la mise en place de segments de R&D sur le continent. Notre objectif est d'avoir, d'ici deux à trois ans, un centre de recherche à Abidjan, Accra ou Nairobi qui se spécialisera dans la recherche sur les produits céréaliers et laitiers en Afrique - ce qui nous permettrait de mettre à contribution les compétences universitaires africaines.

D'autre part, cela serait une opportunité d'utiliser les compétences de chercheurs exposés aux réalités, aux politiques et aux besoins locaux.

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