Accélérer en freinant, le nouveau paradigme du leadership

«Si tout semble sous contrôle, c'est que vous n’allez pas assez vite». Cette citation attribuée au légendaire pilote automobile américain Mario Andretti trouve presque tout son sens dans le monde contemporain, que ce soit dans le secteur privé ou public. En effet, jamais la demande de performance n’a été aussi forte, qu’elle émane d’actionnaires attachés à la rentabilité ou d’un peuple avide d’une vie meilleure. En même temps, ces communautés demandent de plus en plus de garanties et de certitudes. Comment concilier ces deux extrêmes ? C’est désormais la tâche du leader de nouvelle génération, qui doit apprendre à accélérer tout en freinant.
Abdelmalek Alaoui
Editorialiste
Abdelmalek Alaoui

On ne le répètera jamais assez, la vitesse est devenue le déterminant central de la vie des organisations modernes. Les dirigeants doivent désormais prendre des décisions très rapidement tout en ayant de moins en moins d'informations à disposition. Ceci est valable dans tous les domaines, tout en prenant des formes différentes selon la zone géographique ou l'environnement culturel. Ce passage à l'ère de l'hyper-vitesse combinée à celle de l'incertitude permanente n'a pas fait que des malheureux. Il a notamment permis à deux professions de connaître une croissance exponentielle : les consultants et les avocats.

La première communauté, celle des professionnels du conseil, a d'abord été convoquée pour trouver les voies et moyens qui permettraient de faire face à cette pression énorme engendrée par la vitesse et l'incertitude. Dans beaucoup de cas, cette intervention a été salutaire, permettant à des organisations et institutions de remettre en cause leur vision, de réexaminer leurs plans de développement, et d'adapter ainsi leur stratégie aux contingences de leur environnement. Dans d'autres cas, l'arrivée des consultants n'a réussi qu'à faire évoluer le champ sémantique des organisations sans affecter leur mode de fonctionnement profond.

Comme le futur fait peur, nous avons mis des termes savants en face

C'est pourquoi des termes tels qu'«agilité» -qui signifie capacité à licencier- ou «excellence opérationnelle» -demander plus à ses employés pour le même salaire- ou encore «optimisation continue de l'espace» -abandon des bureaux individuels pour des open-spaces- sont devenus infectieux dans les bureaux d'angle. En bref, parce que le futur fait peur, nous avons eu besoin de mettre des termes savants en face. Ces derniers sont généralement des anglicismes lorsque l'on est dans le monde francophone, ou des expressions asiatiques lorsque l'on évolue dans un espace anglo-saxon. Partout, le consultant est considéré comme un «couteau suisse» qui peut trouver la solution miracle -forcément conjoncturelle- à un problème structurel. Pour mieux l'intégrer, l'on adopte donc partout sa novlangue.

En parallèle, pour tenter de répondre à l'angoisse générée par l'incertitude, les organisations ont introduit le juridique partout, et font appel de manière systématique aux avocats, quelle que soit la nature de la décision à prendre. Bien entendu, dans un certain nombre de cas, impliquer les juristes est justifié tant le millefeuille légal s'est épaissi. Toutefois, comme dans les cas de la surconsommation de consultants, la sur-utilisation des avocats ne traite que le symptôme, et rarement les causes.

Nous ne sommes pas en train de changer d'époque, mais de civilisation

Rassurés par un jargon qui agit comme un bouclier réservé aux initiés, protégés par des règles de plus en plus nombreuses édictées par les juristes, les dirigeants ont réussi à faire reculer un certain nombre d'échéances, tout en ne s'attaquant que rarement à la racine du problème : nous ne sommes pas en train de changer d'époque, mais de civilisation. Partout, les signes d'un basculement du monde vers une ère totalement nouvelle sont visibles. D'un point de vue économique, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, la révolution technologique détruit plus d'emplois qu'elle n'en crée. Sur le plan sociétal, les révoltes issues de bases populaires ne réclament pas un renouveau de la démocratie, mais demandent plus de fermeture et de repli, rejetant systématiquement l'autre. Enfin, la notion même de travail, qui fut structurante pour nos sociétés pendant plusieurs milliers d'années est en train d'être remise en cause en haut comme en bas de la pyramide. Au sommet, une crise existentielle traverse les cadres et dirigeants qui se mettent pour la plupart en quête de sens et de nourriture pour l'âme. En bas de la pyramide, la disparition programmée de la sécurité de l'emploi et des filets sociaux traditionnels créée une angoisse permanente et une peur du futur qui débouche parfois sur la violence et la tentation des extrêmes. Au milieu, jeunes, retraités et classes moyennes tentent tant bien que mal de trouver un décodeur à leur époque en cumulant sources de revenus alternatives issues du capital ou de leur savoir-faire. Enfin, au-delà du sommet de la pyramide, dans l'Olympe où 0,5% de la population de la planète possède 99% de la richesse mondiale, la préoccupation centrale devient la sécurité physique et matérielle, contribuant ainsi à une «bunkerisation» additionnelle des ultra-riches.

A nouveau monde, nouveau leader ?

Comment donc appréhender cette double contrainte du raccourcissement de l'espace-temps et de l'accroissement de l'incertitude du point de vue des dirigeants ? En apprenant à appréhender la vitesse tout en maîtrisant la capacité de freinage, ce qui peut sembler fondamentalement paradoxal, mais qui permet in fine d'aller plus vite en maîtrisant les courbes. Comme en formule 1, il faudra en effet être en capacité d'aller très vite, tout en se ménageant à tout moment la possibilité de se replier sur une position d'attente afin de ne pas casser la machine ou la dynamique. Ceci présuppose un changement culturel profond chez les dirigeants et implique qu'aux fonctions les plus élevées n'accèdent que ceux qui ont l'étoffe du leader de nouvelle génération. En bref, le leadership ou la capacité à entraîner les autres devra nécessairement se substituer au management, cette technique qui consiste à gérer les talents au lieu de leur permettre de libérer leur plein potentiel. Dans un monde où les MBA sont devenus presque monnaie courante, il faudra au leader de nouvelle génération trouver les ressources pour inspirer son équipe tout en étant incontestable en matière de savoir-faire technique. Or, si dans le secteur privé, le marché et sa sélection naturelle devraient permettre d'accélérer le remplacement des managers par des leaders, dans le monde public en revanche, la formidable capacité d'inertie et de résistance des technostructures devrait ralentir le mouvement. A ce titre, un élargissement du fossé entre ces deux mondes créera un risque supplémentaire de dislocation des sociétés. Avec d'une part une élite économique condamnée à vivre avec son temps, et de l'autre, un leadership politique en rupture avec son époque, le capharnaüm ambiant n'en sera que plus assourdissant.

Comme un ultime pied de nez à cette époque qui a érigé en idole le culte de la rapidité, le poète Nicolas Boileau résumait notre situation dans un texte rédigé en 1674, dont les mots sont d'une saisissante actualité :

Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez

Abdelmalek Alaoui

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