Comment le règne de la vitesse a créé l’emprise de l’impatience

« Virtual Insanity ». Si vous êtes né dans les décennies 70 ou 80, il y a peu de chance pour que vous ayez échappé au tube planétaire du groupe anglais Jamiroquai. Sorti en 1996, cet opus Acid Jazz a remporté de nombreux prix et enflammé les dancefloors, faisant du groupe une icône de la pop de la fin des années 1990. Alors que Jamiroquai a progressivement sombré dans l’oubli depuis le milieu des années 2000, jamais les textes de cette chanson n’ont été autant d’actualité, car préfigurant trois ruptures majeures pour l’humanité.
Abdelmalek Alaoui
Editorialiste
Abdelmalek Alaoui

En 1996, la révolution Internet en est encore à ses balbutiements. Google n'existait pas, il fallait attendre plusieurs minutes pour télécharger une image, et les sites Internet étaient classés par genre au sein du moteur Yahoo !, lequel abritait également les adresses e-mail de la plupart des internautes. Malgré cela, artistes et intellectuels commençaient déjà à imaginer le caractère addictif du monde virtuel et les modifications profondes qu'il allait entraîner. C'est là qu'intervient Virtual Insanity -ou folie virtuelle- une chanson au texte sec dont chaque mot siffle comme une balle. Au travers de ses 8 couplets, ce morceau annonce trois ruptures profondes qui sont intervenues au cours des vingt années écoulées.

Trois ruptures, un enterrement

La première rupture est sans aucun doute la plus fondamentale pour l'humanité : le règne désormais sans partage de la vitesse. Dans l'«ancien monde», celui des automobiles, des avions ou du rail, la course à la vitesse s'était peu à peu stabilisée, pour s'arrêter autour de normes communes et partagées. Sur l'autoroute, ce sera 120 km/h, dans les airs ou sur terre, personne ne tentera de réitérer le Concorde ou le TGV, tous deux nés dans les années 1970. Avec l'avènement du numérique et du virtuel, une course de vitesse folle est lancée, parfois plus rapide que la fameuse «loi de Moore», avec de surcroît une obsolescence programmée qui oblige à racheter sans cesse de nouveaux matériels. Plus de débit, d'octets, de gigas, de puissance de calcul, de stockage, de taille, de photos, de vidéos.

Les infrastructures télécoms aussi évoluent très vite : 2G, 3G, 4G et bientôt 5G. Avec l'explosion des réseaux sociaux et des applications, la vitesse devient la «commodité» ultime, «le cœur de l'expérience client». Il faut pouvoir acheter en «3 clics», puis 2. Il faut pouvoir «scroller», défiler, zapper, passer d'un sujet à l'autre toujours de plus en plus vite.

Or, sans ici juger ce «règne de la vitesse», il convient de se demander quels effets de long terme cette accélération brutale -moins d'une génération- peut avoir sur la manière dont les êtres humains conçoivent leurs sociétés et leurs rapports les uns aux autres. La science ayant encore besoin de temps, nous n'aurons les premières réponses que dans plusieurs années, au risque de modifier profondément des équilibres qui ont mis parfois plusieurs centaines d'années à se mettre en place. Ainsi, la notion de gouvernants élus dans les systèmes démocratiques se retrouve désormais sérieusement remise en cause par une forme de «contestation permanente » qui découle directement de cette prééminence de la vitesse dans nos vies. Plus question désormais d'attendre les effets d'une réforme : tout doit arriver tout de suite, pour tout le monde.

L'empire de la vitesse a créé l'emprise de l'impatience

La seconde rupture est celle, bien connue désormais, du «slashing», qui découle directement de l'invention du lien hypertexte, qui permet de passer d'un sujet à un autre très rapidement, et pour laquelle nous disposons désormais d'études scientifiques qui permettent d'appréhender l'étendue de la transformation à l'oeuvre. Dès 2004, les chercheurs s'intéressent aux effets de cette «pensée Internet» et des modifications qu'elle entraîne dans notre cerveau.

Couplé à la vitesse- et donc à l'impatience- l'avènement du «slashing» a profondément modifié la structure des interactions humaines. Outre le fait qu'il est de plus en plus difficile de fixer son attention sur une tâche précise, le «slashing» a investi tous les domaines, ne connaissant ni la barrière privée, ni le monde professionnel. Même le travail, cette forme d'activité qui n'a -presque- pas évolué pendant près de deux siècles, se trouve bousculé par ceux qui cumulent les activités. Mis sous pression par la 4e révolution industrielle qui détruit autant d'emplois chez les cols blancs que les cols bleus, les travailleurs de 2019 doivent désormais composer avec plusieurs modes de rémunération et de moins en moins de sécurité. En bref, il nous faut désormais jongler, mais sans savoir avec combien d'éléments.

La sagesse de Jay Kay

La troisième rupture est probablement la plus pernicieuse et la plus violente, car elle affecte une composante fondamentale de l'être humain : la socialisation. Nous sommes désormais «seuls ensemble» du fait des réseaux sociaux. Personne n'est plus surpris de voir un couple dîner au restaurant ou une réunion familiale ou chacun est profondément plongé dans son smartphone. Cette solitude partagée est entrée dans les mœurs sans que personne ne semble s'en émouvoir.

Pourtant, en remplaçant les relations humaines par des relations homme-machine-homme, nous avons créé collectivement un «tiers» de stockage de nos égos, de nos peurs et de nos complexes, offrant au monde une image de nous-mêmes déformée par nos névroses.

Une communauté est particulièrement responsable de cet état de fait : les codeurs. Quelques dizaines de milliers de personnes, en majorité vivant dans la Silicon Valley, ont créé au cours des deux décennies passées une technologie plus addictive que la cocaïne qui reflète leur mode de vide souvent asocial et centré sur le monde virtuel. Comme le disait Jamiroquai en 1996, «nous n'entendons plus le son maintenant que nous vivons dans le sous-sol».

Et à vivre dans ce sous-sol dans lequel nous ont peu à peu enfermés les geeks de la Silicon Valley et leur technologie, nous avons contribué, paradoxalement, à faire prospérer une tout autre communauté, celle des marchands du «débranchage» qui se proposent -moyennant émoluments- de nous aider à sortir des prisons numériques dans lesquels nous nous sommes volontairement enfermés. N'étant pas à un paradoxe près, ces derniers vendent leurs produits... sur les réseaux sociaux.

Finalement, derrière cette image de danseur virevoltant épris de Lamborghini que renvoyait à longueur de clips Jay Kay, le leader de Jamiroquai, se cachait une véritable sagesse, presque une prophétie : «Puisque l'on veut toujours prendre, mais jamais donner, et maintenant que les choses changent pour le pire, nous vivons dans un monde insensé».

Abdelmalek Alaoui

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