La faillite des élites africaines : Léopold Senghor contre Franck Underwood

Du haut de l’Olympe de la réussite économique ou académique, tout paraît simple à réaliser pour les élites africaines globalisées. Sur tous les sujets, des recettes prêtes à l’emploi sont disponibles et inépuisables, disséminées à grands coups de crayon dans des ouvrages ou des tribunes –telle celle-ci- afin de sortir le continent de la pauvreté et retrouver les chemins du développement. Déconnectés du réel, refusant de se jeter dans l’arène politique -observée avec une pince à linge sur le nez- nous portons désormais une responsabilité réelle dans l’uniformisation de la pensée et la préservation du statu quo. Jusqu’à quand ?
Abdelmalek Alaoui
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste

Au lendemain des indépendances africaines, les élites du continent étaient vibrionnantes, parfois radicales, mais toujours enthousiastes. Dans un monde fortement polarisé, il fallait alors impérativement prendre position, être d'un côté ou l'autre de la barrière, mais toute tiédeur était interdite. Les opposants avaient alors du panache, affichaient leur courage -parfois physique- et refusaient de transiger avec les grands principes, au risque de se retrouver dans des geôles parfois préfiguratrices d'un grand destin. Etienne Tshisekedi, objet d'un débat inextricable sur fond de querelles intestines pour choisir son lieu d'inhumation, était de cette trempe. Opposant «éternel» à Mobutu Sese Seko, il incarnait «une certaine idée» des élites africaines qui se sont construites dans une opposition constructive, mais intransigeante, à l'instar du Marocain Abderrahmane Youssoufi ou d'un certain Abdoulaye Wade.

Le centre de gravité des élites s'est déplacé vers le débat technique

Aux côtés de ces figures de proue du combat politique, une cohorte d'intellectuels, de penseurs, de militants s'attelaient à animer de manière perpétuelle la «fabrique de la pensée» afin d'imaginer l'Afrique de demain. Souvent, leur production trahissait un penchant idéologique ou doctrinal, reflétant les courants de pensée en vogue. Mais à aucun moment l'on ne put les accuser de ne pas adresser les sujets fondamentaux pour le continent : sa nécessaire démocratisation ou un partage plus équitable des richesses.

Or, depuis quinze ans, le centre de gravité des débats portés par les élites du continent s'est déplacé pour se situer sur le terrain technique : faut-il plus ou mois d'impôts ? Comment mettre en place des stimulants fiscaux ? Comment réorganiser l'administration ? Ce sont là autant de sujets certes importants, mais toutefois secondaires, eu égard à la nécessité de repenser de manière globale la gouvernance de nos pays et les modèles de société de nos nations.

La domination de la peur

Ce débat essentiel est aujourd'hui relégué au second plan et personne ne semble vouloir s'en emparer, en grande partie parce que les nouvelles élites africaines n'ont pas connu le combat pour les indépendances et se sont peu à peu laissé dominer par la peur. A de très rares exceptions, il est donc quasiment impossible de trouver une voix dissonante et crédible qui porte un projet de société alternatif ou qui proposerait une nouvelle manière d'organiser la société. A bien des égards, la capacité d'indignation et de proposition s'est fondue dans un grand mouvement d'uniformisation de la pensée. La peur de ne pas faire partie d'un courant majoritaire, ou de s'exposer à une éventuelle marginalisation synonyme d'exclusion économique, est devenue trop forte pour permettre l'émergence d'une élite porteuse d'une «critique positive», c'est-à-dire tournée vers l'action. En bref, aucune tête ne doit dépasser, au risque de se retrouver au piquet.

Une islamisation rampante en Afrique du Nord et de l'Ouest

Or, de nouveaux dangers, moins visibles, mais perfides et insidieux, ont fait leur apparition et nécessitent que les voix des élites, mêmes minoritaires, puissent retrouver leur place. Le premier d'entre eux est une forme d'islamisation de l'Afrique peu compatible avec ses déterminants culturels et cultuels.En Afrique du Nord et jusqu'à l'arc sahélien, une forme d'islamisation de la société s'est en effet peu à peu installée. L'observateur étranger ne la verra pas au premier regard, mais ses signes sont présents partout. Inexistante dans la culture d'Afrique du Nord, la formule «Joumouaâ Moubaraka » (Que ce vendredi soit béni !) a ainsi fait son apparition dans le langage courant depuis une décennie au Maroc, en Algérie, en Tunisie et au Sénégal. Même sur le plan sémantique, les Africains ont abandonné le traditionnel «aîd» pour le très oriental «eid» et la rupture du jeûne, appelée «ftour», est devenue «iftar», trahissant là aussi une influence très prononcée des pays du Golfe. Peu à peu, les salles de prière dans les administrations publiques et les entreprises se sont démultipliées pour quitter le traditionnel rez-de-chaussée pour s'installer à tous les étages, sans que personne ne s'y oppose. A l'ère d'Internet, les horaires des prières sont, paradoxalement, régulièrement distribués sous format papier aux fonctionnaires et employés, accentuant de fait la pression sur les non-pratiquants. Bien entendu, relever ce type de détails ou pire, s'insurger contre ces pratiques relève de l'excommunication sociale. Par peur, les voix dissonantes se sont peu à peu éteintes, laissant le terrain de jeu sociétal ouvert aux promoteurs d'une vision rigoriste de l'Islam. En bref, les élites se terrent, attendant des jours meilleurs.

Senghor vs Franck Underwood

Heureusement, certains intellectuels parmi les plus éminents du continent semblent avoir pris la mesure des dangers de l'extinction des voix des élites. Il faut avoir lu l'excellent livre Ecrire l'Afrique Monde, pour s'en convaincre. Cet ouvrage collectif dirigé par Achille Mbembe et Felwin Sarr est le résultat d'une initiative plus que jamais nécessaire, les «ateliers de la pensée», qui a réuni à l'automne dernier à Dakar une quinzaine d'intellectuels du continent afin de les inviter à penser l'Afrique et ses perspectives. En parcourant cet ouvrage, l'on se rend compte rapidement qu'il existe encore une pensée africaine, mais qu'elle souffre toutefois de l'éparpillement de ses auteurs, lesquels, nonobstant cette initiative, seraient tous restés dans les limbes des grandes capitales occidentales où ils résident en majorité.

En revanche, cette initiative ne doit pas masquer le fait que le champ politique reste quant à lui profondément marqué par l'absence de penseurs et d'intellectuels. De manière générale, il a été pris en otage par des professionnels de la politique beaucoup plus proches de Franck Underwood, le héros cynique et calculateur de la série House of Cards, que de Léopold Sedar Senghor. Autant dire que le «rendez-vous du donner et du recevoir», dont le président-poète sénégalais souhaitait ardemment l'avènement en Afrique, est actuellement confisqué par la culture de la domination et de la tractation. A moins d'un sursaut des élites africaines qui implique qu'elles puissent surmonter leur peur, rien ne semble pouvoir contrecarrer cette irrésistible ascension de la médiocrité.

Abdelmalek Alaoui

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Commentaire 1
à écrit le 26/06/2017 à 9:26
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" A bien des égards, la capacité d'indignation et de proposition s'est fondue dans un grand mouvement d'uniformisation de la pensée." Dans mille ans les anthropologues diront que c'est le néolibéralisme qui a ravagé l'humanité. Maintenant ce ...

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