En Afrique, le « logiciel » de la communication sécuritaire en attente de mise à jour

Armée, police et justice sont sous la pression constante des opinions publiques numériques africaines, sans toutefois avoir effectué leur aggiornamento en matière de communication avec les citoyens, au risque de laisser proliférer rumeurs et « Fake news ». Or, ce retard issu d’une longue tradition de mutisme constitue un danger sérieux pour ces structures censées être les bras armés de l’exercice de la violence légitime par l’Etat. Dans ce cadre de changement paradigmatique, comment concilier impératif de protection avec exigence de transparence ? En bref, comment faire entrer les forces de l’ordre dans le XXIe siècle ?
Abdelmalek Alaoui
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste

« Never Explain, Never Complain », telle pourrait être la devise adoptée par les forces de l'ordre un peu partout sur le continent, reprenant ainsi à leur compte la célèbre expression de la monarchie britannique. Sauf qu'en matière de gestion sécuritaire, les choses ont fondamentalement changé depuis l'avènement du nouveau siècle et que ce type d'approche mutique et unidirectionnelle est devenue inadaptée. Les spectateurs sont devenus acteurs, les citoyens se sont emparés des réseaux sociaux, les médias sont de moins en moins aux ordres, et l'usage excessif de la force est devenu totalement inexcusable, d'autant plus qu'il est souvent filmé...

Dans cette société où  l'information n'est plus contrôlable, les forces de sécurité, dont la mission est précisément de tenter de contrôler, sont face à un dilemme. D'un côté, elles obéissent à un impératif de maîtrise de la voie publique, ce qui implique d'enrayer ou de disperser des mouvements de foules nés de la contestation de l'autorité, de la protestation contre des conditions de vie indignes, ou de révolte contre une politique particulière. De l'autre, les membres des forces de l'ordre font désormais partie de la communauté numérique au sens large, et utilisent Facebook comme Whatsapp, à l'instar du reste des citoyens. De ce fait,  ils ont accès aux mêmes informations que ces populations dont ils essaient précisément de canaliser ou de briser les élans contestataires. La ligne de fracture entre le manifestant et le policier s'est brouillée, et chacun peut se retrouver désormais d'un côté comme de l'autre de la barrière.

Un choc générationnel : le Smartphone face au porte-voix

Or, les chefs des institutions sécuritaires africaines sont majoritairement de la génération précédente, voire d'une génération encore plus ancienne, et ne maîtrisent donc par les outils digitaux, dont ils se méfient. Souvent, ces responsables appréhendent la montée inexorable des opinions publiques digitales comme une entrave à leur action et ils tentent de les contrer à travers des approches logicielles. Presque tous voient donc le numérique comme un problème, et non comme une solution. A l'heure des smartphones, ils en sont encore à utiliser des porte-voix pour communiquer avec les foules. Ceci résume l'état d'esprit : avec un porte-voix, l'on parle tout au plus à quelques centaines de personnes. Avec Internet et les réseaux sociaux, l'audience est illimitée.

De fait, le prisme avec lequel les forces sécuritaires appréhendent le dialogue avec leurs communautés nationales à l'ère d'Internet est inadapté. D'un côté, il leur est inimaginable d'utiliser les réseaux sociaux pour ouvrir un canal de communication direct avec le citoyen. De l'autre, ils se plaignent de la prolifération de fausses nouvelles les concernant sur les réseaux.

Ce paradoxe les contraints souvent à sur-réagir, à l'instar de la «grande muette» marocaine, les Forces armées royales (FAR), qui a pris ses distances via communiqué avec une vidéo montrant des hommes en uniforme menaçant les leaders du mouvement contestataire du Rif. Peu après, c'était au tour du ministère de l'Intérieur marocain de rappeler qu'il ne «communiquait pas sur les réseaux sociaux». Ce week-end, un exemple emblématique de cette propension à laisser le champ libre à la rumeur infondée vient du Congo-Brazzaville, où des messages annonçant l'imminence d'une attaque sur la capitale par les Ninjas Nsiloulous du pasteur Ntumi ont affolé les populations et enclenché un mouvement de panique. Il aura fallu attendre trois jours avant que le gouvernement ne réagisse, par voie de communiqué officiel, pour tenter de dissiper ces fausses informations.

Se pose donc ici une question fondamentale : pourquoi ces instances n'ont-elles pas créé leurs propres canaux institutionnels sur les réseaux, afin d'empêcher la prolifération de «Fake News» les concernant ? Est-il donc si difficile de créer un compte Facebook ou Twitter et d'y allouer quelques ressources ?

Or, par méconnaissance, mais surtout par peur de ne pas maîtriser totalement leur sujet, les responsables des institutions de sécurité en Afrique préfèrent rester dans leurs anciens réflexes et ne pas être présent au cœur du champ de bataille informationnel, là où se jouent aujourd'hui tous les combats de demain. Mal outillées sur le plan de la communication, les forces de sécurité agissent comme la cavalerie russe qui s'écrasa contre les blindés allemands lors de la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de changer de matériel, ils achètent encore plus de chevaux, pensant ainsi enrayer l'asymétrie technologique par la loi du nombre.

Une relation tendue avec les médias

Il en est de même pour la relation avec les médias indépendants. De manière générale, les structures sécuritaires voient les journalistes au mieux comme un mal nécessaire dont l'on pourrait s'accommoder -pourvu qu'ils relaient «efficacement» les messages qui leurs sont donnés- au pire comme une espèce d'animal curieux qui s'obstine à vouloir dévoiler ce qu'ils tentent désespérément de cacher. A l'exception des occasions où les médias sont associés à une action visant à amplifier et glorifier l'efficacité des forces de l'ordre, leur travail est entravé et l'accès à l'information leur est refusé, parfois de manière très sophistiquée, mais le plus souvent de façon abrupte en évoquant des termes-massue tels que l'«impératif sécuritaire».

Peut-être faudrait-il rappeler que ce type d'approche visant exclusivement le contrôle a montré ses limites récemment, notamment lors de la révolution tunisienne. A l'époque, près de 2000 personnes travaillaient au sein de la toute-puissante et tristement célèbre Agence Tunisienne de la Communication Extérieure (ATCE). Celle-ci était censée «gérer» l'image de la Tunisie à la fois auprès des médias et sur les réseaux sociaux. Son action désespérée pour tenter d'enrayer la vague immense qui s'est déployée sur les réseaux lors du «printemps arabe» n'a servi à rien. Au contraire, les messages diffusés par l'ATCE, hors sol et totalement déconnectés de la réalité, ont contribué à exacerber la colère et ont peut-être même précipité la chute du régime de Ben Ali.

Un virus à éradiquer : la peur du changement

Il s'agit là d'un exemple à méditer par tous les responsables sécuritaires du continent.

A force de ne pas effectuer de mise à jour de leur logiciel de communication en le fondant sur le numérique, la proximité, la transparence et la création d'un lien direct avec le citoyen, ils s'exposent à une grave déconvenue. De même, leur relation avec les médias indépendants doit être refondue en acceptant que ces derniers ne seront jamais une extension de leur politique de communication. Ils sont en effet des  acteurs absolument nécessaires pour fiabiliser l'information et permettre de dépeindre une réalité souvent contrastée de manière crédible, afin que le peuple ne cède pas à la tentation des extrêmes et de la surenchère partisane sur lesquels prospèrent les « Fake News ».

 Il y a donc urgence de faire bouger les lignes et de combattre pied à pied le virus le plus pernicieux qui soit en ce domaine, la peur du changement, avant qu'il ne devienne infectieux et ne contamine tout le système.

Abdelmalek Alaoui

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