« Faute d’état-civil, nous sommes peut-être en train de passer à côté du prochain Elon Musk  !  »

Alors que la 4e révolution industrielle a apporté son lot de solutions biométriques disponibles à portée de smartphone, 1,1 milliard de personnes dans le monde ne sont toujours pas en mesure de prouver leur identité, dont plus de la moitié en Afrique, selon la Banque mondiale. Entre défis techniques et blocages traditionnels, de quelle façon le continent entend-il répondre à l'Objectif de développement durable n°16 des Nations Unies d'ici 2030 ?
(Crédits : Reuters)

En 2015, l'Assemblée générale des Nations Unies inscrivait l'enregistrement des naissances parmi ses Objectifs de développement durable (ODD). « C'est le 16e objectif de l'ONU alors que l'identité devrait être le 1er des droits de l'Homme », s'étonne André-Franck Ahoyo, délégué général du Fonds Urgence Identité Afrique, une ONG née en 2020 à l'initiative de Me Abdoulaye Harissou (lui-même ancien « enfant-fantôme », ndlr) et de Me Amadou Moustapha Ndiaye, et abritée par la Fondation Roi Baudouin (qui accueille notamment la fondation de Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, ndlr).

« Les spécialistes s'accordent à dire que l'objectif de garantir une identité juridique à chaque enfant n'est pas atteignable d'ici 2030. A ce jour, 1 milliard de personnes dans le monde ne peuvent toujours pas prouver leur identité », ajoute-t-il.

Emplois informels, inaccessibilité à leurs droits civiques et exclusion des bancs de l'école : les difficultés rencontrées par les personnes qui ne peuvent justifier de leur identité sont multiples. Selon l'Unicef, il y aurait dans le monde, 166 millions d'enfants âgés de moins de 5 ans qui ne peuvent prouver leur identité, dont 91 millions en Afrique.

« Les enfants sans état-civil n'ont pas accès aux prestations sociales et courent le risque de se retrouver dans des trafics en tous genres (travail forcé, adoption illégale, trafic sexuel ou milices armées). En Afrique de l'Ouest, un document d'identité est requis pour passer le 1er examen national. Chaque année, de brillants élèves sont ainsi écartés du système scolaire. Faute d'état-civil, nous sommes peut-être en train de passer à côté du prochain Elon Musk ! », regrette André-Franck Ahoyo.

Plus de 50 % des « enfants-fantômes » sont Africains

Près de la moitié de tous les enfants africains de moins de 5 ans ne seraient pas enregistrés à ce jour, selon l'Unicef et la Commission économique pour l'Afrique (CEA) des Nations Unies (octobre 2022). Les dernières statistiques de l'ONU indiquent qu'une vingtaine de pays africains seulement (sur 54) seraient sur la voie d'atteindre l'enregistrement universel des naissances d'ici 2030, conformément à la cible 16.9 de ses objectifs de développement durable (ODD).

« Un acte de naissance est un outil essentiel pour aider les enfants à accéder à leurs droits. C'est la base sur laquelle ils peuvent établir une nationalité, éviter le risque d'être apatride, accéder aux services sociaux et demander une protection contre la violence et l'exploitation », rappelait fin octobre Mohamed Malick Fall, directeur régional de l'Unicef pour l'Afrique de l'Est et australe (4 enfants africains non enregistrés sur 10 vivent à l'Est du continent, selon l'Unicef).

A l'occasion de la 6e Conférence des ministres africains responsables de l'état civil organisée sous l'égide de la Commission de l'Union africaine et de la CEA à Addis-Abeba, du 24 au 27 octobre 2022, l'idée d'un guichet unique pour l'enregistrement et la certification des nouveau-nés, qui soit interopérable avec les systèmes de santé et de vaccination, mais aussi l'accélération de l'accès à l'e-identité, figurent parmi les solutions avancées pour atteindre l'objectif n°16 de l'ONU.

Haro sur la question des data et de la traçabilité

« La biométrie (reconnaissance faciale, empreinte digitale) est une opportunité pour engager un leapfrog technologique en matière d'état civil, sur un continent hyper connecté. La déclaration d'une naissance reste néanmoins un acte volontaire des parents, contrairement à l'identifiant unique qui recouvre un caractère obligatoire », explique André-Franck Ahoyo. La biométrie recouvre aussi la question de la gestion des data. « Que va-t-on faire de ces données personnelles ? Dans quelles mains vont-elles tomber ? Les leaders du marché sont de grands acteurs internationaux comme les Français Thalès ou Gemalto ou les Belges, Zetes et Semlex, ce qui peut générer une certaine méfiance des populations. Par ailleurs, lorsque la question de l'identité est avancée en Afrique, c'est très souvent lors de la révision des fichiers électoraux. Cette façon d'aborder l'état civil n'est pas très judicieuse auprès de populations qui peuvent se sentir manipulées en période électorale » explique-t-il.

Enfin, si le phénomène est plus rare, certains choisissent délibérément d'entrer dans la clandestinité administrative. « Plusieurs cas de migrants arrivés au Maroc ou en Tunisie, se débarrassent de leurs papiers d'identité ou effacent leurs empreintes digitales en brûlant leurs doigts, pour échapper à l'identification. Ce phénomène a été documenté par de nombreuses ONG. Il arrive régulièrement que des corps échoués de Méditerranée, ne soient pas identifiables par les ONG qui ne savent pas vers quelles destinations les renvoyer », déplore André-Franck Ahoyo.

L'identité africaine face au poids des traditions

Au-delà du coût de l'acte de naissance qui peut être dissuasif chez les familles les plus démunies, s'ajoute l'éloignement des centres de santé. Il faut alors prévoir un budget pour le transport et concéder à perdre une journée de travail pour affronter certaines lourdeurs administratives. « Les centres sont mal équipés et dotés d'un personnel mal formé souvent bénévole. L'acte de naissance ne coûte pas plus d'un euro, mais ce prix augmente lorsque les déclarations sont réalisées hors délai, car la justice intervient pour établir un jugement supplétif (...) Le délai de déclaration des naissances a été prolongé dans de nombreux pays, parfois jusqu'à 1 an. Pourtant, chaque année de nouvelles naissances ne sont pas déclarées », déplore-t-il. Comment expliquer que l'Afrique soit le continent le plus durement touché par ce phénomène ?

« Il existe des facteurs financiers, sociaux-culturels et logistiques. Certains parents décident de ne pas déclarer leur enfant délibérément. C'est le cas au Sahel où les mariages de mineures restent nombreux, par exemple (...) Selon certaines traditions, seul le père de l'enfant est habilité à déclarer une naissance, ce qui limite aussi le nombre d'enregistrements (...) Le poids des traditions pèse de façon significative, c'est pourquoi nous essayons d'impliquer le plus grand nombre d'acteurs autour de la question de l'identité. Nous sensibilisons aussi bien les chefs traditionnels et religieux que les instituteurs ou les chefs de village », ajoute-t-il.

En 2021, le maire de la ville d'Aného au Togo, réalisait une campagne de rattrapage pour les enfants scolarisés sans état-civil, avec l'appui du Fonds Urgence Identité Afrique. Quelque 2 941 écoliers ont été régularisés à l'issue à l'issue de cette opération qui a coûté 40 000 euros (financée aux deux tiers par l'organisation et par la mairie pour le dernier tiers). De nouvelles initiatives sont d'ores et déjà programmées par le Fonds Urgence Identité Afrique.

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