Disparition d’un géant de l’anti-apartheid : Quel héritage laissera Desmond Tutu  ?

Né en 1931, dans le Transvaal, Desmond Tutu s’est éteint au Cap, au lendemain du jour de Noël 2021, à l’âge de 90 ans tout rond. L’infatigable archevêque entrera dans la postérité comme l’une des figures de l’antiracisme du 20 ème siècle. Aujourd’hui, la nation arc-en-ciel est en pleurs et s’apprête à enterrer l’un de ses derniers grands leaders de la lutte contre l’apartheid, le 1 er janvier prochain. Quel héritage lèguera « The Arch » ?
(Crédits : MIKE HUTCHINGS)

Avec Nelson et Winnie Mandela, Robert Sobukwe, Ahmed Kathrada, Steve Biko, Albert Luthuli, Oliver Tambo, Govan Mbeki et Walter Sissulu, il était l'un des héros du combat contre l'apartheid en Afrique du Sud. Dans les années 1980, alors que Nelson Rohlilala Mandela était tenu au silence sur l'île de Robben Island au large du Cap, c'est l'archevêque anglican, reconnaissable à sa longue robe pourpre et à sa coupe afro blanche, qui portait le combat des Noirs d'une Afrique du Sud raciste, par-delà les frontières.

Né à Klerksdorp dans le Transvaal en 1921, Desmond arrive à Johannesburg à l'âge de 12 ans. Il souhaite devenir médecin mais faute de moyens, il se tournera vers l'enseignement, comme son père Zacheriah Zililo. En 1954, il enseigne à la Bantu High School de Johannesburg et se marie l'année suivante à Nomalizo Leah Shenxane, elle-aussi enseignante. Ils auront 4 enfants. Trois ans plus tard, il démissionne et s'oriente vers la théologie, un choix qui le protégera du pire (emprisonnement, exil forcé ou assassinat comme Sobukwe, Mandela, Tambo ou Biko). En 1976, il fait le prêche des funérailles du légendaire Steve Biko, le fondateur du Black Consciousness Movement (le mouvement de conscience noire). De 1978 à 1985, il devient le 1er Secrétaire général noir du Conseil œcuménique du pays qui compte alors plusieurs millions de fidèles actifs contre l'apartheid. Il en appelle à la résistance, dans la non-violence.

En 1984, il reçoit le Prix Nobel de la Paix qu'il utilisera comme une force de persuasion massive pour intensifier la lutte contre l'apartheid, appelant aux boycotts de certains secteurs économiques-clés sud-africains à l'étranger. Figure mondiale de l'anti-apartheid à l'heure où le visage de Mandela emprisonné depuis des années demeurait un mystère, il deviendra avec le temps, un symbole de la « pop culture » made in Africa, et le restera jusqu'à sa mort...

Rencontre avec la légende Tutu dans son fief du Cap

Fin juillet 2014, Desmond Tutu s'était rendu dans une petite galerie du centre-ville du Cap située non loin de la mairie. Retiré de la vie publique depuis 2010, l'octogénaire refusait les interviews, préférant diriger ses forces vers les combats de toujours (la lutte contre les discriminations et la défense des opprimés). Rentrant d'un énième voyage au long cours (Tutu a longtemps été un infatigable globe-trotter, ndr), ses gestes trahissaient déjà sa fragilité de vieil homme mais ses grands yeux étaient souriants et marqués par une espièglerie juvénile. Il était venu assister à la dédicace d'un livre dédié à Nelson Mandela, rédigé par Mélanie Verwoerd qu'il avait préfacé (« Our Madiba », 2014.). L'auteure qui fut mariée au petit-fils d'Henrik Verwoerd, l'architecte de l'apartheid sud-africain, représentait elle-aussi un symbole fort de la réconciliation nationale. Elue députée de l'ANC à l'âge de 27 ans lors des premières élections démocratiques d'Afrique du Sud et réélue en 1999, elle a ensuite été nommée Ambassadeur en Irlande.

L'homme était soutenu à bout de bras par quelques assistants. Dès son entrée dans la petite salle d'exposition, le silence s'était imposé. L'homme regarda autour de lui, lorsqu'il vit « Uncle Clive », un Sud-Africain colored (métis) à l'aube de sa septième décennie, au visage ridé et sympathique, à l'allure frêle et décontractée. Fatigué de sa journée de travail (il était chauffeur), il attendait discrètement sur une chaise dans un coin, sans oser se diriger vers le buffet où se dressaient les cocktails que s'arrachaient une majorité d'invités sur leur 31, jeunes, blancs, souriants et branchés. L'ambiance était sympathique mais Clive n'était pas vraiment dans son assiette. Tutu l'avait senti. Il s'était immédiatement dirigé vers lui. « Bonjour ! Ca va bien ? On est des vieux nous deux maintenant, non ? » lui a-t-il lancé dans un sourire complice. « Oui, c'est bien vrai » a répondu Clive surpris. « Moi aussi, je suis fatigué » a ajouté Tutu en lui tapotant l'épaule, avant d'être happé par une foule d'admirateurs impatients. L'anecdote reflète bien la personnalité de celui qui cherchait à intégrer tout un chacun dans un même ensemble, fidèle à sa logique « ubuntu »...

Aujourd'hui, la nation arc-en-ciel pleure cet homme au sourire permanent et à l'inépuisable combat pour l'égalité dont la défense des plus faibles avait toujours était la priorité. Partout dans le monde, personnalités et anonymes lui rendent hommage, s'appropriant une petite partie de l'histoire d'une nation arc-en-ciel dont il fut l'un des pères fondateurs.

Des hommages à n'en plus finir à l'heure de sa mort

Avec la mort de Tutu, l'ANC perd l'un de ses derniers symboles. Sa disparition fait la une des journaux. Messages de condoléance et témoignages de sympathie inondent les réseaux sociaux car « The Arch » (pour « archbishop » ou archevêque en français) représentait la conscience de la nation arc-en-ciel, une dénomination qu'il avait lui-même inventée et qui illustrait bien le concept ubuntu d'unité selon lequel « je suis ce que je suis, parce que nous sommes tous » et dont il se revendiquait.

Tutu traversa la vie avec un solide sens de l'humour. Un jour de juin 2008 à l'occasion du 45ème anniversaire du Semestre en Mer, lors d'une rencontre avec une classe d'enfants (Junior year-abroad on a boat), il avait répondu  à un élève qui lui demandait comment devenir prix Nobel de la Paix : « C'est très facile, vous avez juste besoin de trois choses : un nom facile, comme Tutu par exemple (...) vous devez avoir un gros nez (...) et des jambes sexy ».

Ses bons mots étaient aussi porteurs de messages politiques contre la corruption (de l'ANC dont il se dissocia sous l'ère Zuma), contre l'oppression des plus faibles, l'injustice, les discriminations de toutes sortes (minorités, opprimés, personnes HIV positives) ou contre l'homophobie (sa fille Mpho Tutu-van-Furth avait dû quitter la prêtrise après avoir épousée une femme en 2016, ndr).

« Si vous êtes neutre dans des situations d'injustice, vous avez choisi le camp de l'oppresseur. Si un éléphant a le pied sur la queue d'une souris et que vous dites que vous êtes neutre, la souris n'appréciera pas votre neutralité » reste l'une de ses plus célèbres citations, reprise sur tous les réseaux sociaux à l'heure de sa mort.

Alors que le pape François «  recommande son âme à la miséricorde aimante de Dieu », Joe Biden déclare avoir le « cœur brisé », la Reine Elizabeth II se dit « profondément attristée » tout comme le président sud-africain Cyril Ramaphosa ou le Premier ministre britannique Boris Johnson.

« La vie de l'archevêque Desmond Tutu était un cadeau. Doté d'éclat et d'éloquence, d'une détermination constante et de bonne humeur, et d'une foi inébranlable dans la décence inhérente de tous les peuples » a twitté l'ancien président américain Bill Clinton.

Barack Obama évoque « un ami, un mentor et un phare moral ». Uhuru Kenyatta, le président du Kenya considère que le « décès de l'archevêque Desmond Tutu est un coup dur non seulement pour la République d'Afrique du Sud, où il laisse derrière lui une empreinte immense en tant que héros de la lutte contre l'apartheid, mais aussi pour tout le continent africain, où il est profondément respecté et célébré en tant qu'artisan de la paix. » En Ouganda, l'opposant Bobi Wine déclare qu'un « géant est tombé ».

Le président ghanéen, Nana Akufo-Addo a salué ce « prêtre redoutable, sans doute le plus grand chef religieux de sa génération » ajoutant que « l'histoire de la lutte de l'Afrique pour se libérer du colonialisme, de l'impérialisme et de l'idéologie raciste de l'apartheid a été infiniment enrichie par la contribution de ce défenseur jovial, dévoué aux libertés et aux droits des Africains et des peuples opprimés du monde ».

Un héritage qui a fait l'unanimité... ou presque

En 1995, Desmond Tutu devient le président de la Commission vérité et réconciliation. A l'issue de plusieurs mois d'enquêtes et de milliers d'auditions, cette commission accompagne la résilience des victimes du régime de l'apartheid, bien qu'elle fût jugée dans la douleur, comme une forme d'amnistie généralisée par un certain nombre de victimes du régime ségrégationniste.

Toutefois, les positions de l'archevêque parfois tranchées, lui ont également attiré des critiques acerbes comme ce fut le cas après sa suggestion d'exproprier les fermiers blancs de leurs terres sans dédommagements ou à la suite de son soutien au controversé au pasteur Jeremiah Wright, figure de la théologie de la libération noire aux Etats-Unis, en 2008. Son inébranlable engagement pour la cause palestinienne et la condamnation de la politique d'Israël qualifiée de régime d'apartheid, lui valurent certainement le plus de critiques, allant jusqu'à être qualifié d'antisémite par ses détracteurs. Au crépuscule d'une existence bien remplie, il avait pris le parti pour le suicide assisté en fin de vie (2016), ce qui avait provoqué quelques remous au sein du clergé. En 2012, Tutu multiplia les attaques contre W. Bush et Tony Blair tenus pour principaux responsables d'une invasion en Irak reposant sur « le mensonge » des armes de destruction massive et déclarait qu'ils devraient tous deux, être traduits devant la justice internationale. A cette époque, les propos incendiaires de l'archevêque avaient fait couler beaucoup d'encre dans la presse internationale.

En Afrique du Sud, nombre de supporters de Winnie Mandela ne lui pardonnent pas sa prise de position dans l'affaire Seipei, un jeune militant anti-apartheid soupçonné d'être un informateur de la police, assassiné par des membres de la Mandela United. Reconnue coupable de complicité d'enlèvement et d'agression, Winnie écopa de 6 ans de prison qui furent commuées à 2 ans avec sursis. L'image de Desmond Tutu implorant Winnie Mandela, véritable icône de la lutte contre l'apartheid et considérée comme la mère de la nation sud-africaine libre, de s'excuser publiquement, lui vaudra la rancune des plus fidèles soutiens de l'ex-femme de Nelson Mandela.

Néanmoins, pour une grande majorité de Sud-Africains, Tutu restera un symbole de liberté et un motif de fierté. Alors qu'un autre Prix Nobel de la Paix sud-africain (1993), Frederik de Klerk, est décédé quelques semaines plus tôt (le 11 novembre dernier) dans la quasi-indifférence nationale, l'hommage de Tutu sera mondial. Ses funérailles seront célébrées le 1er janvier 2022 dans son ancienne paroisse du Cap. Plusieurs commémorations ont été organisées depuis le 27 décembre, au lendemain de l'annonce de sa mort. Jeudi matin, le corps du défunt a été transporté dans une chapelle ardente de la cathédrale Saint-Georges du Cap pour 48 heures de recueillement. Samedi, l'archevêque Makgoba célèbrera le service funèbre de celui qui restera comme l'une des figures de l'Histoire du 20ème siècle...

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