Tournée Merkel : Berlin veut « une approche plus équilibrée entre l'Europe et l'Afrique »

Pour sa mini-tournée ouest-africaine du 29 au 31 août, la chancelière allemande Angela Merkel a choisi trois pays : le Sénégal, le Ghana et le Nigeria. Le choix est stratégique pour Berlin, devenu premier fournisseur européen de l'Afrique, ravissant la vedette à la France. Pourtant, les ressorts de cette mini-tournée sont plus profonds. Pour en saisir le sens, «La Tribune Afrique» a interviewé Emmanuel Dupuy, président de l'Institut de Prospective et de sécurité en Europe (IPSE). Son décryptage éclaire en profondeur les motivations de l'implantation économique allemande en Afrique.
(Crédits : Reuters)

Pour agrandir sa zone d'influence commerciale dans la région, Berlin a opté pour des Etats où sa présence est minime par rapport au reste de la bande sahélo-saharienne, en se basant sur quelques critères.

Le Sénégal, qui a connu trois alternances politiques pacifiques, abrite les chambres africaines extraordinaires qui ont jugé l'ex-dictateur tchadien Hussein Habré. Le pays de la Teranga est aussi l'un des fervents défenseurs de la CPI, une instance soutenue par l'Allemagne et l'UE de manière générale. L'Allemagne demeure également un partenaire stratégique du Pacte mondial pour l'Education. Pour ce dernier, Berlin s'est engagé financièrement, en faveur de la scolarisation de 101 millions d'enfants défavorisés. Le pays de l'UE a de même été un soutien du Sénégal et de la CEDEAO, lors du règlement de la crise gambienne de 2017.

Après Dakar, Accra, la capitale ghanéenne est la deuxième étape de la chancelière allemande attendue par Nana Akufo-Addo, élu en décembre 2016 et considéré comme l'un des chantres de la démocratie dans la région. La mini-tournée africaine se terminera au Nigeria, première économie africaine dont le président Muhammadu Buhari, est le président élu de la CEDEAO.

En Afrique, les ambitions allemandes ont été clairement affichées lors de sa présidence du G7 et du G20 en 2017. Le pays européen a lancé l'initiative Compact WithAfrica en 2017 à Berlin, en promettant des investissements de 300 millions d'euros aux pays africains, confirmé au début de l'année 2018. Aussi, l'agence de coopération allemande, la Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ) a promis de consacrer près de 1,2 milliard d'euros dans le cadre de l'Alliance pour le Sahel. Dans ses relations avec l'Afrique, l'Allemagne réitère sans cesse sa stratégie de s'attaquer aux causes profondes de l'immigration et agit sur le sol africain via un réseau combiné de think tanks, de fondations et de sociétés philanthropiques qui devraient constituer un atout considérable dans sa stratégie d'implanter de ses entreprises en Afrique.

La Tribune Afrique : La chancelière allemande entame une mini-tournée ouest-africaine, la deuxième après celle de 2016. Finalement, après une certaine prudence politique, l'Allemagne s'est découvert une nouvelle vocation africaine ?

Emmanuel Dupuy : Cette tournée d'Angela Merkel est en réalité sa troisième visite sur le continent africain depuis que les thématiques du terrorisme, des migrations et de l'action économique de ses entreprises engagent davantage l'Allemagne en Afrique. La chancelière allemande s'est rendue en effet en Afrique en octobre 2011, puis en octobre 2016 (Mali,Niger et Ethiopie, NDLR). Le choix des destinations (Sénégal, Ghana, Nigéria, NDLR) de ce déplacement en 2018 revêt, d'ailleurs, un caractère mûrement choisi. Bien que l'Allemagne soit désormais le premier fournisseur européen de l'Afrique -devant la France !- sa présence au Sénégal est moins forte que dans d'autres pays de la bande sahélo-saharienne.C'est sans doute la raison première du choix de débuter sa tournée par le Sénégal.

Berlin et Dakar partagent la même préoccupation pour que l'action de la Cour pénale Internationale (CPI) ne soit pas remise en cause, alors même que plusieurs chefs d'Etat et de gouvernement africains ont retiré leur signature du Traité de Rome de 1998 créant la CPI, à l'instar de l'Afrique du Sud ou du Burundi. Il en va de même avec le Pacte mondial pour l'Education pour lequel l'Allemagne s'est engagée financièrement, afin de scolariser les 101 millions d'enfants, dont 57 millions de jeunes filles qui n'ont pas accès à une éducation, facteur et vecteur de développement humain et économique. Il y a également une profonde convergence de vues entre Berlin et Dakar sur le règlement de la crise gambienne de janvier 2017. Le président allemand, Frank-Walter Steinmeir, fut ainsi le premier chef d'Etat européen à se rendre à Banjul, en décembre 2017, pour saluer la victoire d'Adama Barrow.

Par ailleurs, la rencontre entre la chancelière et le président ghanéen Nana Akufo-Addo, élu en décembre 2016, s'inscrit elle dans la valorisation de l'exemplarité en matière de gouvernance, et ce, à l'aune des processus électoraux «perturbés» récents au Mali et ceux à venir qui «inquiètent» la communauté internationale, notamment au Sénégal (février 2019, NDLR), en Côte d'Ivoire en 2020, en RDC d'ici décembre prochain, et au Nigeria en février 2019.

Justement, c'est à Abuja que la mini-tournée de la chancelière se terminera. Angela Merkel pourra ainsi «féliciter» le président Muhammadu Buhari qui vient d'être élu président de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), lors du Sommet de Lomé, les 30 et 31 juillet dernier. La question migratoire et sécuritaire -sur fond d'augmentation de l'aide bilatérale au niveau sécuritaire à engager contre Boko Haram- devrait ainsi être au cœur de cette discussion, tant ces deux questions conditionnent désormais la politique étrangère de Berlin en direction du continent africain. Cet intérêt manifesté pour le continent africain résulte, en effet, d'une implication plus forte de la Bundeswehr dans la lutte contre les groupes armés terroristes.

Le Livre blanc sur la défense allemande datant de juillet 2016 précise, à cet effet, que l'Allemagne entend jouer un rôle plus actif sur la scène internationale. Il y a désormais, depuis décembre 2015, près de 1 000 soldats allemands au Mali, tant au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la Stabilité au Mali (MINUSMA) que dans le cadre de la formation des forces armées maliennes, au niveau de l'opération EUTM-Mali.

D'ailleurs, l'Allemagne a eu à déplorer le décès de deux de ses Casques bleus dans la région de Gao en juillet 2017. Il en va de même, avec la présence de soldats allemands eu Niger, confirmant que Berlin souhaite, aux côtés de Paris, promouvoir et accompagner la montée en puissance du G5-Sahel et de sa force conjointe, engagée contre les cellules d'AQMI réunies sou l'égide du Groupe de soutien à l'Islam et aux musulmans (JNIM) et de l'Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS).

 Avec son initiative Compact WithAfrica (CWA), Berlin a trouvé son plan Marshall dans sa coopération avec l'Afrique. Sur quels relais, quels leviers d'influence s'appuie-t-elle pour conforter sa convoitise économique ?

L'Allemagne nourrit de hautes ambitions pour sa coopération avec l'Afrique. Cet engouement est apparu plus clairement en effet à l'occasion de la présidence allemande du G7 et du G20 en 2017. Le lancement du Compact With Africa à Berlin en juin 2017, sur fonds de 300 millions d'euros de promesses d'investissements, a été confirmé en février dernier par l'engagement de l'agence de coopération allemande, la Deutsche Gessellschaftfür Internationale (GIZ) de consacrer près de 1,2 milliard d'euros dans le cadre de l'Alliance pour le Sahel, aux côtés de l'engagement de 1,1 milliard d'euros porté par l'Agence française de Développement (AFD).

Angela Merkel, qui ne cesse de répéter qu'elle souhaite s'attaquer aux «racines» de l'exode des Africains vers l'Europe, peut compter également sur un solide réseau de fondations, sociétés philanthropiques et think tanks implantés de longue date en Afrique. C'est notamment le cas avec les deux principales fondations liées aux deux partis politiques au pouvoir en coalition que sont la Konrad Adenauer Stiftung -structure de réflexion et d'action liée au parti conservateur de la Chancelière (CDU), et la Friedrich-Ebert Stiftung -fondation liée au parti social-démocrate (SPD) dont l'actuel président, Andrea Nahles et surtout son prédécesseur, Martin Schulz, sont de fervents défenseurs du renforcement de la présence allemande sur le Continent. Les deux think tanks ont, notamment, des bureaux très actifs à Abidjan, Bamako, Tunis, Alger, Lomé,...

Ainsi, le contrat de gouvernement liant le SPD à la CDU-CSU et permettant à la chancelière allemande d'effectuer son quatrième mandat, après plusieurs mois d'âpres négociations, comportait plusieurs exigences et promesses d'actions gouvernementales en faveur du lien entre développement économique et lutte contre l'immigration clandestine.

Au-delà, une relation personnelle très forte s'est installée entre Angela Merkel et plusieurs chefs d'Etat africains, à l'instar de l'amitié entre le président ivoirien, Alassane Ouattara -qui s'était rendu à Berlin pour le lancement du Compact With Africa (CWA) en juin 2017- ou encore nigérien, Mahamadou Issoufou et la chancelière allemande, sur fond de présence militaire allemande à Niamey à travers la base allemande pour le transport aérien, dont l'installation a commencé au début de l'année 2017. Cette relation «spéciale» ne résulte bien évidemment pas que d'accointances personnelles ou politiques : la prise en compte de la préoccupation allemande de sécuriser la frontière entre le Niger et la Libye, afin de «contenir» les migrants qui, une fois la Méditerranée traversée, se sont rendus en masse en Allemagne, depuis septembre 2015, n'y est pas étrangère. Enfin, les églises allemandes -tant catholiques que protestantes- ont largement contribué à ce rapprochement entre Berlin et le continent africain.

En concurrence avec d'autres puissances, le Plan Merkel ne fait pas l'unanimité en Afrique. On reproche un certain déséquilibre dans les échanges commerciaux à l'avantage de Berlin avec le Continent. Y-a-t-il une stratégie allemande pour rectifier le tir ?

Le déplacement de la chancelière allemande advient, quelques semaines après le déplacement d'Emmanuel Macron qui s'était rendu en Mauritanie -à l'occasion du 31e Sommet de l'Union africaine à Nouakchott- et au Nigeria, en juillet dernier. La Chancelière risque également de croiser ces prochains jours la Première ministre britannique, Theresa May, qui entame depuis mardi [28 août 2018, NDLR] une tournée qui la mènera, elle aussi, au Nigeria puis au Kenya, sur fond d'opération de séduction à l'aune de l'impact du Brexit. La «bataille» pour faire de son pays le premier investisseur européen et du G7 est ainsi lancée ; l'Allemagne entend ainsi y participer, par le truchement de ses PME, particulièrement actives sur le Continent.

Alors que la Chine représente actuellement près de 18% des investissements directs étrangers (IDE), l'Allemagne dame désormais le pion à la France. La part des marchés français liés à l'exportation a diminué de moitié depuis 2000 : Berlin entend désormais promouvoir une approche plus équilibrée entre l'Europe et l'Afrique. Si les entreprises allemandes sont de plus en plus sollicitées pour être présentes sur le continent africain, ces dernières sont fortement incitées à le faire dans les secteurs prioritaires que sont l'agriculture, les technologies et infrastructures liées à l'adaptation climatique et également dans le cadre du développement du secteur de l'innovation, notamment lié au secteur du numérique et de l'informatique.

Des sociétés telles que Siemens, Deutsche Telecom sont ainsi de plus en plus présentes sur le Continent, accompagnant la croissance exponentielle de la téléphonie et des nouvelles technologies de l'information, à l'aune des 600 millions d'utilisateurs d'Internet d'ici 2025 et les 300 milliards de dollars de PIB liés à son essor.

Par ailleurs, la mise en place progressive, d'ici 2022, de la Zone de libre-échange continentale (ZLEC), lancée à Kigali en mars dernier, à l'initiative du président rwandais Paul Kagamé et liant désormais 49 des 54 états africains, devrait servir d'accélérateur à une stratégie commerciale allemande qui va désormais se concentrer sur une approche plus intégrée, au niveau continental, donc plus conforme aux desseins de développement des entreprises allemandes, plus à l'aise sur de grands marchés, comme c'est le cas du secteur automobile. Volkswagen et Daimler regardent ainsi déjà avec grand intérêt le décloisonnement des barrières douanières, induites par la mise en place de la ZLEC, devant, logiquement, aboutir à une demande croissante de véhicules de transport routier de marchandises.

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