Place de l’Europe à Gorée : les dessous d'une inauguration qui alimente la colère

Le manque de communication de la Délégation de l’Union européenne à Dakar laisse un vide communicationnel qui est en train peu à peu d’être comblé par les sirènes de l’indignation. Avec les réseaux sociaux comme amplificateurs, la polémique enfle au Sénégal depuis l’inauguration, ce 9 mai 2018, d’une «Place de l’Europe» à Gorée, île-mémoire sur l'esclavage. Avec des réactions presque épidermiques, l’affaire prend des allures d’une colère populaire. Mais La Tribune Afrique a pu joindre les différents acteurs pour révéler les dessous d'une inauguration qui alimente la colère.
Ibrahima Bayo Jr.
(Crédits : Compte Twitter Ambassade de France)

Certains la comparent à une «rue Hitler en Israël», une «Place de l'Allemagne à Auschwitz ou Buchenwald», une « Place Serbie à Srebrenica». Les traits de la comparaison sont exagérés mais les internautes sénégalais assument. Sur la twittosphère, les réactions d'indignation se mêlent aux échos de colère et même à des propositions de rebaptiser le lieu en « Place Harriet Tubman », «Place du Pardon» et même «Place Christiane Taubira»!

L'inauguration, ce mercredi 9 mai d'une «Place de l'Europe» sur l'île de Gorée, passe très mal dans la toile sénégalaise et même africaine. «Cette affaire relève exclusivement du Conseil municipal de la Mairie de Gorée». Au bout du fil, un communicant du Palais de la République, joint à Dakar par La Tribune Afrique, désamorce. Rien n'y fait. L'emballement sur les réseaux sociaux a amplifié ce qui s'est mu en polémique virale. Surfant sur la vague, la presse locale ouvre ses colonnes aux chroniqueurs les plus virulents. Que s'est-il passé?

Pas «d'état d'âmes» à la Mairie de Gorée

Aux côtés de deux jeunes femmes habillées en Signares -métisses ou noires de l'époque coloniale-, l'Espagnol Joaquin Gonzalez-Ducay, le chef de la délégation de l'Union européenne (UE) au Sénégal, Augustin Senghor, le maire de Gorée et Birane Niang, le Secrétaire Général du ministère de la Culture, ont présidé la cérémonie d'inauguration dévoilant la plaque de la «Place de l'Europe» au cœur de cette île située au large de Dakar. Le projet est co-financé à hauteur de 150 millions de Fcfa par l'Etat du Sénégal, l'UE et la municipalité. A une précision près!

« Il faut d'abord savoir que nous n'avons pas inauguré une Place de l'Europe à Gorée. Nous avons apporté des aménagements pour les habitants de Gorée sur la nouvelle Place de l'Europe qui existe depuis très longtemps sur l'île. Le projet dont le maître d'ouvrage est le Ministère des Finances, a été financé par l'Union européenne. Nous ne sommes pas dans la polémique, pour polémiquer il faut être deux. Nous travaillons pour les habitants et les visiteurs que nous recevons à Gorée», précise Anna Jouga, l'adjointe au maire de Gorée.

«Cette place de l'Europe ne nous cause aucun état d'âme car cette place fait partie d'une histoire, inscrite dans la pierre, que nous n'allons pas balayer d'un revers de main et que nous assumons», ajoute cette architecte qui précise que d'autres rues à Gorée portent des noms d'illustres sénégalais comme le cardinal Hyacinthe Thiandoum, Amadou Barry. «Nous allons même inaugurer une rue Amadou Elimane Dème, premier imam de Gorée», rappelle la première adjointe au maire.

Une place aussi vieille que l'île de Gorée

D'un autre côté, le nom de «Place de l'Europe», contesté par les tenants de la polémique, est peut-être aussi vieille que cette île-mémoire avec sa très visitée «Maison des esclaves» qui a servi de lieu de regroupement de captifs avant leur déportation.

«Cette place existait depuis la première occupation hollandaise de l'île de Gorée en 1588. En ce moment, elle ne portait pas le nom de place de l'Europe. C'est une place forte, située sur la partie la plus excentrée de l'île. Parce qu'elle hébergeait l'artillerie lourde, elle s'est appelée la "Place des Canons". Mais son nom et sa fonction ont évolué au fil de l'Histoire. Un temps même elle est devenue un cimetière. C'est ce que nous connaissons aujourd'hui comme la Place de l'Europe mais ce nom date d'avant les indépendances», explique une source haut-placée au ministère de la Culture à Dakar. Une autre source indique que le nom "Place de l'Europe" remonte à la fin des «années 1980», sans pouvoir fournir de date précise.

Toujours est-il que, comme mentionné sur la plaque inaugurale, cette place a été érigée en 2003 par l'Italien Romano Prodi, président de la Commission de l'UE (1999-2004). L'état de délabrement constaté sur le site depuis cette inauguration a conduit le ministère des Finances à proposer le projet qui va se concrétiser avec la signature en août 2016, d'une convention entre la mairie de Gorée et l'UE. Contactée par La Tribune Afrique, la chargée de la communication de l'UE à Dakar est annoncée «en congés pour une semaine», sans remplaçant pour répondre à la polémique. Un vide communicationnel qui risque de faire office de litière de la polémique et d'écorner l'image de la Délégation de l'UE à Dakar.

Une inauguration mal placée, une polémique compréhensible

« Nous avons voulu lui donner un peu plus de brillance et accroître son attrait touristique», déclare d'ailleurs Joaquin Gonzalez-Ducay lors de la cérémonie, en marge du 70ème anniversaire de la Déclaration des Droits de l'Homme et de la Journée de l'Europe. «Pourquoi une place de l'Europe à Gorée? Parce que Gorée est européenne, cette île est un concentré d'Histoire de plusieurs peuples(...). Qu'on ne nous demande pas d'assumer une part de notre héritage et d'en rejeter une autre. Gorée à une partie européenne et nous l'assumons. Une Place de l'Europe à Gorée, c'est tout à fait normal et nous l'assumons », anticipe Augustin Senghor, le maire de Gorée, inscrivant son propos dans le 40ème anniversaire de l'inscription de l'île de Gorée au Patrimoine mondial.

Mais pourquoi donc la polémique s'est-elle emparée de cette inauguration-réaménagement ? A l'analyse, la puissance des réseaux sociaux a préparé le terrain. L'arrestation avant même la cérémonie d'inauguration de Guy Marius Sagna, le coordonnateur du collectif «France Dégage», parti sur l'île pour manifester sa désapprobation, a fait le reste.

Selon nos informations, l'activiste a été arrêté sur « signalement du chef de quartier [Gorée]», avant d'être placé en détention par la police de l'île pour avoir voulu déchirer la bâche avant l'inauguration. Il a été transféré au commissariat du Plateau à Dakar qui a confirmé à La Tribune Afrique qu'il a été déféré devant le parquet. «La Mairie de Gorée n'a même pas jugé nécessaire de porter plainte», précise une autre source sécuritaire.

Ensuite, l'opportunité de cette inauguration interroge. Elle intervient au moment où s'ouvre le mois commémoratif (27 avril au 27 mai) du souvenir de l'esclavage qui doit conduire à la commémoration de la journée du même nom, le 27 mai prochain. Une commémoration qui réveille des cicatrices encore béantes du passé dans une Afrique où la conscience citoyenne, de plus en plus prolifique, utilise les réseaux sociaux comme exutoire.

Néanmoins, la fièvre colérique qui s'est emparée de l'inauguration de la « Nouvelle Place de l'Europe» à Gorée, île de départ de négriers européens de déportation d'esclaves vers les Amériques est compréhensible. Elle informe assez sur un «solde-de-tout compte mémoriel» non encore évacué entre Européens et Africains qui tendent vers la révision de cette relation équivoque entre la fascination et le rejet.

Ibrahima Bayo Jr.

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Commentaires 2
à écrit le 13/05/2018 à 15:27
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C’est une abomination. C’est une flétrissure de plus. Les déportés doivent se retourner dans leurs tombes et les fils et filles de déportés se sentent salis; trahis !

à écrit le 11/05/2018 à 20:36
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Sans l'esclavage et ses séquelles,l'europe qui s'en est enrichie serait l'Afrique pauvre et l'Afrique pauvre serait l'europe riche

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