Crise à la BAD : le « départ violent » de l’adjointe américano-suisse d’Adesina

C’est un déroulement inattendu en pleine crise à la Banque africaine de développement (BAD). La vice-présidente pour l’Agriculture et le développement social et humain, Jennifer Blanke, démissionne. L’Americano-suisse était pourtant proche d’Akinwumi Adesina qui l’a nommée en créant ce poste en fin 2016. Blanke s’est notamment tenue aux côtés du président de la BAD aux premières heures du scandale des allégations de mauvaise gouvernance du groupe de lanceurs d’alerte.
Ristel Tchounand
Si Jennifer Blanke invoque des « raisons familiales pour retrouver [sa] famille en Suisse », le timing de son départ, le contexte et son rôle dans l’agenda de la Banque suscitent plusieurs interrogations. D’autant que l’Américano-suisse était une « fidèle » d’Akinwumi Adesina.
Si Jennifer Blanke invoque des « raisons familiales pour retrouver [sa] famille en Suisse », le timing de son départ, le contexte et son rôle dans l’agenda de la Banque suscitent plusieurs interrogations. D’autant que l’Américano-suisse était une « fidèle » d’Akinwumi Adesina. (Crédits : Flickr)

La réponse au coronavirus de la stratégie « Nourrir l'Afrique » présentée le 4 juin est probablement l'une des dernières actions de Jennifer Blanke en tant que vice-présidente de la Banque africaine de développement (BAD) chargée de l'Agriculture et le développement social et humain. L'Américano-suisse « fait ses adieux » à l'institution et quittera définitivement son bureau abidjanais le 4 juillet prochain, selon un communiqué officiel transmis à la presse ce mercredi. « Son départ bruissait déjà depuis une semaine. C'est au cours d'une réunion qu'elle a annoncé sa démission », indique à La Tribune Afrique une source bien introduite.

Si Jennifer Blanke invoque des « raisons familiales pour retrouver [sa] famille en Suisse », le timing de son départ, le contexte et son rôle au sein de la Banque suscitent plusieurs interrogations. D'autant que l'Américano-suisse était une « fidèle » d'Akinwumi Adesina.

« Ce n'est pas une démission banale »

Effectivement en fonction depuis le 1er décembre 2016, Jennifer Blanke était la première à occuper ce poste créé par le président de la BAD. Lui qui, dès le début de son mandat, a voulu mettre à profit son expérience de ministre de l'Agriculture du Nigeria, faisant de ce secteur un pilier de son leadership à la Banque. C'est d'ailleurs autour de l'agriculture qu'il bâtira son image de marque, devenant le chantre d'une Afrique grenier du monde qui devrait elle-même mieux bénéficier de sa richesse agricole. Blanke rejoignait à ce moment le cercle fermé du président de la BAD, après plus de 18 ans au Forum économique mondial (WEF) où elle était économiste en chef et membre du comité exécutif. L'Américano-suisse prenait ainsi les rênes d'un volet cher au cœur d'Adesina.

« C'est un départ violent ! Le moins que l'on puisse dire c'est que Jennifer Blanke a été au centre de l'agenda de développement d'Adesina », commente pour La Tribune Afrique une personnalité ayant collaboré avec la BAD. « La démission d'un tel personnage, analyse-t-elle, n'est pas du tout une démission banale, parce que cette dame constituait une pièce maîtresse dans le dispositif d'Adesina. »

Une « réseauteuse » puissante qui part à un moment crucial

Arrivée quatorze mois après l'entrée en fonction du président de la BAD, Jennifer Blanke emmenait avec elle un atout majeur pour la Banque : son puissant réseau mondial tissé au fil de son parcours au WEF et représentant de multiples portes d'entrées auprès des plus influents. Son carnet d'adresses aurait notamment contribué à permettre à la BAD de décrocher la première organisation en Afrique du Sommet mondial du genre qui s'est tenu au Rwanda en 2019. Certains observateurs estiment d'ailleurs que l'influent réseau de Blanke aurait été le principal motif de son recrutement il y a presque quatre ans. « S'il faut dire les choses telles qu'elles sont, Jennifer Blanke est une bonne économiste, mais elle n'avait d'expertise en matière d'agriculture africaine. Les résultats de la gestion du projet d'Adesina en sont la preuve. Il y a tellement de choses qui n'ont pas fonctionné et ce n'est un secret pour personne parmi ceux qui connaissent bien l'institution », argue cette personnalité proche de la BAD.

Le départ de Jennifer Blanke interroge d'autant plus que, selon des sources concordantes, son contrat aurait été « renouvelé il y a environ six mois ». Au sein de la BAD, outre les collaborateurs ayant une forte ancienneté et titulaires de contrats dits « permanents », les contrats sont d'une durée de trois ans. Le processus de renouvellement est entamé six mois avant et finalisé généralement deux mois avant le terme dudit contrat. Dans le cas de Blanke, son contrat expirait le 1er décembre 2019.

Aux premières heures du scandale en avril 2020, Jennifer Blanke joue en rang serré aux côtés d'Adesina accusé notamment de favoriser ses compatriotes au sein de la BAD, de nommer des personnes parfois reconnues coupables de corruption ou encore d'être à l'origine d'irrégularités présumées dans l'attribution de contrats. Selon plusieurs sources, Blanke aurait contribué à la rédaction du document qui a déconstruit les allégations du groupe des lanceurs d'alerte, face auxquelles le président a toujours clamé son innocence. L'Américano-suisse aurait également fait parler d'elle en marge de l'enquête interne. « Bien avant ce scandale, elle reprochait au président du comité d'éthique, le japonais Takuji Yano d'avoir traité de manière inappropriée un des membres de son staff. Mais ce n'est que lorsqu'il il a été question d'enquête interne qu'elle a porté plainte contre Yano. Personne n'a compris pourquoi elle l'a fait à ce moment-là », relate notre source.

Poussée vers la sortie ? Retournement de veste ? ...

Le président de la BAD aurait-il poussé Jennifer Blanke vers la sortie ? Cela semble improbable dans un contexte où Adesina cherche du soutien de toute part et où la désolidarisation d'une alliée aussi influente jouerait en sa défaveur. D'autant que la sortie prudente, dans Deutsche Welle le week-end dernier, du milliardaire britanno-soudanais Mo Ibrahim -promoteur de la bonne gouvernance en Afrique- appelant à « une enquête appropriée » est interprétée comme un potentiel coup de pression sur le président de la BAD.

Par ailleurs, la crise au sein de la BAD ayant débouché sur une opposition de camps (ceux qui sont pour une considération stricte de l'enquête interne et ceux qui défendent mordicus la nécessité d'une enquête indépendante), l'Américano-suisse aurait-elle retourné sa veste ?

La « revue indépendante », démarche plus ou moins risquée...

Les Etats-Unis ont insisté pour la réalisation d'une enquête indépendante. Tout comme d'autres membres non-régionaux de la BAD, la Suisse s'y serait montrée favorable. Après le plaidoyer du Nigeria en faveur de son ex-ministre, le lobbying d'Olesegun Obasanjo auprès d'anciens chefs d'Etats africains et la campagne d'Adesina auprès de Muhammadu Buhari, Macky Sall et Nana Akufo-Addo, le bureau du conseil des gouverneurs présidé par la ministre ivoirienne Kaba Nialé a plutôt convenu, la semaine dernière, d'une « revue indépendante du rapport d'enquête du comité d'éthique » qui a blanchi Adesina début mai. Interrogé par LTA, un avocat au Barreau de Paris soulignait le revers de cette orientation, remarquant que la remise en cause du rapport d'éthique pendant cette revue rendra « inévitable » le recours à une enquête indépendante.

« Même si certains dans l'entourage d'Adesina considèrent la période de turbulence passée, la revue indépendante peut également se révéler être un piège assez sérieux, analyse notre source experte, parce que les Américains voulaient une enquête indépendante approfondie en raison de leurs doutes concernant l'enquête du comité d'éthique. La revue n'ayant vocation que de revoir les procédures et la méthodologie employées pour parvenir aux conclusions qui ont permis de blanchir Adesina, l'identification d'éléments suspects dans l'enquête pourrait conduire à rejeter ses conclusions. »

La réélection d'Akinwumi Adesina reste donc suspendue à l'issue de toute cette affaire. Le seul expert en charge de la « revue indépendante » rendra ses résultats au bout de quatre semaines d'examen, soit d'ici les premières semaines de juillet. Si le président de la BAD arrive à se tirer d'affaire, l'obtention de la double majorité -à la fois au sein des 54 pays africains et au sein des 26 membres non régionaux- sera son « next challenge ». Avec un vote applicable en secret et probablement par voie électronique en raison du coronavirus et ce, dans un contexte où les Américains semblent décidé à le voir partir, rien n'est gagné d'avance à ce stade. D'où tout le suspens autour de cette affaire...

Ristel Tchounand

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Commentaires 2
à écrit le 28/06/2020 à 15:36
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Aux grands maux les grands remèdes, la finance internationale a la main pleine pour prendre les postes d'Adminitrateurs et de Gouverneurs dans les institutions financières, et Gouvernementales a la mesure de leurs apports, donc, droit de vote plus fa...

à écrit le 28/06/2020 à 15:35
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Aux grands maux les grands remèdes, la finance internationale a la main pleine pour prendre les postes d'Adminitrateurs et de Gouverneurs dans les institutions financières, et Gouvernementales a la mesure de leurs apports, donc, droit de vote plus fa...

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