Finance islamique : « Il n'y a pas suffisamment de réglementation pour rassurer les investisseurs »

Dans le vaste marché mondial de la finance islamique (qui pèse 2 000 milliards de dollars à fin 2015), l’Afrique cherche de plus en plus à se positionner. Dans cet élan, l’Ouest du continent semble être, ces derniers temps, l’une des sous-régions les plus à l’œuvre après l’Afrique du Nord. Mais au-delà des apparences, Ahmed Karim Cissé, coordinateur Afrique de l’Ouest de Charia Finance et ancien conseiller spécial de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, décrypte, dans un entretien avec La Tribune Afrique, les réalités difficilement abordées de la finance islamique en Afrique occidentale. Interview.
Ristel Tchounand

LTA : Après l'Afrique du Nord, l'Ouest du continent est visiblement la sous-région la plus impliquée dans la finance islamique, en raison notamment de sa forte communauté musulmane. Quel état des lieux y faites-vous de cette finance soumise à la charia ?

Ahmed Karim Cissé : Effectivement, on parle beaucoup de finance islamique en Afrique de l'Ouest. Et ces dernières années, le recours de certains gouvernements aux obligations islamiques appelées sukuks confirme cette réalité. On se rappelle du premier projet de sukuks du Sénégal en 2014, qu'il a réitéré avec succès en décembre 2016 en levant 200 milliards de dollars, soit bien plus que les 150 milliards de dollars initialement recherchés. La Côte d'Ivoire aussi a lancé un projet similaire. Récemment, le Togo a laissé entendre qu'il se préparait pour une opération de ce type. Par ailleurs, nous avons assisté ces dernières années à des projets de création de banques islamiques...

Aujourd'hui, l'engouement pour la finance islamique au niveau régional est certain, mais le cadre réglementaire reste faible. Il n'y a pas suffisamment de réglementation de façon à rassurer les investisseurs. Ceux-ci sont un peu frileux parce qu'il y a beaucoup d'aspects au sujet de la finance islamique qui ne sont pas clarifiés. Que ce soit sur le plan fiscal ou même financier, certains mécanismes restent flous.

Quand il s'agit d'émettre des sukuks, c'est relativement facile, parce que c'est l'Etat qui fait des appels de fonds, qui les reçoit et qui réalise les projets d'investissements. Mais quand il s'agit d'investisseurs qui viennent créer une banque, c'est plus compliqué. Il y a actuellement aussi au Sénégal un autre dispositif de la finance islamique qui a été adopté, le Waqf [un don en droit islamique fait à perpétuité par un particulier à une œuvre d'utilité publique ou à des individus, ndlr]. Un exemple de Waqf très simple : un investisseur qui mise 10 milliards Fcfa dans un secteur hautement rentable comme la restauration rapide ou le transport en commun et qui décide de consacrer 60% des bénéfices générés par cette activité à l'aide à un groupe vulnérable. Il peut s'agir d'enfants de la rue, de veuves ou de personnes atteintes de certains types de maladies. Désormais, c'est dans ce genre de projet que beaucoup de gens consentent de gros efforts pour régler les problèmes sociaux en Afrique, tout simplement parce qu'il n'est pas possible, de nos jours, de continuer d'aider les gens sans qu'il n'y ait aucun mécanisme de rentabilisation.

Le Sénégal a fait un pas en avant en votant la disposition régissant le Wafq, il y a des financements qui doivent venir de la Banque islamique de développement pour des projets d'envergure. On parle notamment de construire de grands immeubles dont les appartements seraient loués à de grandes institutions et dont les revenus serviront à la prise en charge des groupes vulnérables. Il s'agit bien là d'un mécanisme de financement social et solidaire de la finance islamique. Mais là aussi, le décollage du Wafq traine, car les investisseurs hésitent encore. Et cela est lié au cadre réglementaire qui n'est pas bien étoffé.

Il y a un an, j'ai eu l'honneur de coordonner entre le gouverneur de la Banque centrale du Sénégal et le gouverneur de la Banque islamique de développement autour de ces questions. Aujourd'hui, la Banque centrale est disposée à se former davantage sur les mécanismes de financement islamique et adopter les règles prudentielles et spécifiques de gestion destinées à la finance islamique.

La lacune réglementaire est-elle spécifique à certains pays ou alors toute la sous-région en est concernée ?

La difficulté réglementaire pour l'exercice de la finance islamique, notamment quand il s'agit de création des banques islamiques, est propre à toute la zone UEMOA et je peux même aller plus loin pour dire que même la CEMAC est aussi concernée. L'effort de promotion des institutions de finance islamique reste insuffisant. Chaque année, on en parle à toutes les réunions, comme c'était encore le cas au Forum africain de la finance islamique à Abidjan en octobre dernier. Personnellement j'avais décidé de ne plus aller à ces rencontres parce que depuis dix ans on dit la même chose, mais rien ne change.

Il faut inciter les banques centrales à adopter des règles spécifiques à la finance islamique, car leurs autorités ne connaissent pas la mécanismes d'audit et de contrôle des produits financiers islamiques. Elles connaissent les produits standards du marché, mais pas leurs mécanismes de gestion. C'est cela le problème fondamental.

Un problème de formation ?

Il y a eu beaucoup de formation. Même les cadres des banques centrales ont été formés. Mais la formation est faite sur la base de l'existant. Or les formations en finance islamique dispensées dans toute l'Afrique de l'Ouest font toujours référence à la loi bancaire au Soudan, Iran, Liban, Maroc ou d'autres. Comment peut-on parler de vraie finance islamique s'il n'y a pas de réglementation claire et complète ?

Avant même la formation donc, il y a la question du cadre réglementaire qu'il faut résoudre en priorité. Or ce sont des choses qui prenne deux, voire trois ans de bataille. Et il faut que tous les Etats s'accordent sur le projet.

Dans l'absolu toutefois, il y a une disposition de la loi bancaire dans l'espace UEMOA qui dit clairement que la loi autorise l'exercice des institutions qui ne pratiquent pas le taux d'intérêt. Mais la loi dit que c'est à ces institutions de présenter le produit ainsi que les procédures d'audit et de contrôle adéquates. Mais ces institutions ne l'ont pas fait.

La faute aux institutions alors ?

Dans les pays anglo-saxons, quand la loi dit que ce n'est pas interdit, il appartient aux promoteurs de présenter le produit, ainsi que les méthodes d'audit et de contrôle adéquates. Or dans les pays francophones, on n'a pas cette culture. Les gens attendent que le législateur leur dise voilà comment doit se présenter le produit et voilà comment il faut le contrôler... Du coup, l'investisseur peut créer une banque islamique, démarrer son activité et se rendre compte au bout d'un certain temps qu'il vit en autarcie. Sur le marché bancaire, les banques conventionnelles ne vont pas vouloir coopérer.

Au niveau même de la population, son produit n'est pas connu. Si la Côte d'Ivoire lance un sukuk de 500 milliards de Fcfa pour financer un TGV, les grandes institutions financières mettront l'argent, le projet va être réalisé, tout le monde sera content, mais est-ce que le peuple connaît le produit ? Avec l'émission de sukuks au Sénégal, tout le monde a jubilé disant qu'il y a enfin la finance islamique au Sénégal. Mais après ? L'Africain lambda qu'il soit malien, nigérien ou sénégalais, ... peut-il avoir un compte bancaire avec des produits conformes à la charia ? La réponse est: « Non ». Au Sénégal, la Banque islamique fait des efforts, mais les gens ne sont pas encore satisfaits.

Il y a quelques années, alors que nous constations l'échec du système financier islamique et face à l'essor des services financiers de proximité, nous avons tenté de promouvoir la microfinance islamique, pensant que cela permettrait de rehausser considérablement le taux de bancarisation. Mais même là, il n'y a eu aucune évolution, aucune. Il y a beaucoup de rencontres, beaucoup de discours, mais la racine du problème n'est toujours pas traitée.

Ristel Tchounand

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.