Face à l'envolée des cours mondiaux, le Maghreb relance ses filières d'oléagineux

En mai dernier, Tunis accueillait les « Rencontres Maghreb Oléagineux » qui ont réuni les experts méditerranéens du secteur. Dans un contexte de flambée des cours des matières premières et de risque de pénurie, colza et tournesols s'imposent peu à peu comme des options durables dans les pays du Maghreb. Reportage de La Tribune Afrique en Tunisie où le pari de « l'or jaune » est relancé.
(Crédits : DR.)

Sitôt arrivés dans le gouvernorat de Bizerte, des champs de blé s'étendent à perte de vue. « D'ici peu, les tournesols s'ouvriront sous le soleil de la Tunisie », lance dans un large sourire Aziz Bouhejba, qui ne lâche plus son micro des mains. Le président de l'association pour l'agriculture durable (APAD) accompagne ce jour-là des agriculteurs étrangers dans des exploitations de colza. Ils ont rendez-vous à Manzel Bourguiba avec Karim Tardi, un agriculteur de 42 ans identifié comme un pionnier de la culture du colza en Tunisie.

« J'ai commencé il y a presque 5 ans, après l'arrivée d'un parasite (l'orobanche), qui a détruit près de 90% de ma production de féverole », explique-t-il, devant sa moissonneuse batteuse John Deere. « Cette culture n'est pas facile, car elle demande une grande précision. On peut perdre jusqu'à 30% de sa production pendant la récolte. Les prix sont faibles et il faut des équipements adaptés. D'un autre côté, la rotation des cultures permet de meilleures récoltes de céréales l'année suivante », précise-t-il.

Les producteurs d'oléagineux français observent avec intérêt les pratiques locales. La Tunisie importe 98% de ses huiles végétales et pourrait bien devenir un relais de croissance, sur fond de crises successives. Episodes de stress climatique, pandémie de Covid-19 puis guerre en Ukraine ont été suivis par une flambée des prix des denrées agricoles et des intrants, sur le marché mondial.

Aujourd'hui, les Tunisiens font face à des pénuries de produits de base tels que la farine, le riz ou les huiles végétales et cherchent à tout prix, à renforcer leur sécurité alimentaire, dans une conjoncture volatile qui a poussé l'Union européenne (UE) à débloquer dans l'urgence, quelque 20 millions d'euros destinés à l'achat de céréales.

Le colza ou le nouvel or jaune de la Tunisie ?

« Jusqu'où ira l'onde de choc de la guerre en Ukraine ? »; s'interroge Mathieu Brun, le directeur scientifique de la fondation FARM. « L'agriculture est un secteur stratégique pour la stabilité des territoires et pour les relations internationales (...) Produire est une mission de paix et de stabilité », prévient-il. Le souvenir des révoltes de la faim n'est pas si lointain en terres tunisiennes.

C'est justement pour réduire sa dépendance extérieure que la Tunisie se penche de nouveau sur la culture locale de colza (destinée à la production d'huiles végétales et de tourteaux pour les animaux d'élevage). Depuis 2014, le ministère tunisien de l'Agriculture et l'entreprise Carthage Grains ont relancé la culture de « l'or jaune ». Les superficies d'exploitation sont passées d'environ 500 hectares à près de 15.000 hectares entre 2014 et 2021. La récolte de la dernière campagne a permis de produire 7 600 tonnes d'huile et 10 200 tonnes de tourteaux.

La culture du colza présente un certain nombre d'avantages. Elle permet notamment d'optimiser les performances et la durabilité des exploitations céréalières, à travers un système de rotation des cultures. Selon l'APAD, les rendements d'une parcelle de blé après une culture de colza sont en moyenne 20 % supérieurs à ceux d'un blé après blé, avec des besoins en fertilisation azotée et phosphatée moins importants.

Les superficies restent modestes, mais à terme, la Tunisie ambitionne d'atteindre une surface cultivée de 150 000 hectares de colza, pour une récolte de 240 000 tonnes. Cet objectif permettrait de redistribuer dans l'économie, environ 580 millions de dinars correspondant à la baisse des importations de blé (45 millions de dinars), de tourteaux (235 millions de dinars) et d'huiles (300 millions de dinars), selon Carthage Grains.

Une mutualisation des expertises régionales

En trois ans, le programme Maghreb Oléagineux lancé par Terres Univia (l'interprofession française des huiles et protéines végétales) et cofinancé par l'Union européenne pour promouvoir les semences européennes dans les cultures de colza au Maroc et en Tunisie, et de tournesol au Maroc, a déjà formé 95 conseillers et organisé 163 field days qui ont bénéficié à plus de 3 000 agriculteurs tunisiens. 
Parallèlement, des rencontres ont vu le jour en 2019 pour favoriser de nouvelles synergies régionales.

Organisées par l'Institut national des grandes cultures (INGC), l'APAD, l'association de coopération française pour le développement à l'international des filières oléo-protéagineuses (Agropol) et cofinancées par l'Union européenne (UE), les « Rencontres Maghreb Oléagineux » ont rassemblé à Tunis, plusieurs dizaines de producteurs marocains, tunisiens, algériens et français du 16 au 18 mai derniers.

« Depuis quarante ans, la France a renforcé son autonomie protéinique et il nous semble important de partager notre expérience pour augmenter l'autonomie alimentaire des pays du Maghreb », déclarait Benjamin Lammert, vice-président de la  Fédération française des producteurs d'oléagineux (FOP), à cette occasion.

Tout comme au Maghreb, la production européenne d'oléagineux est historiquement déficitaire. Dans les années 1960, les Etats-Unis ont imposé une libéralisation du secteur des oléagineux en Europe où les importations ont été exonérées de droits de douane. En 1973, les Etats-Unis décrètent un embargo partiel sur les exportations de soja pour limiter la hausse des cours sur le marché intérieur. Prenant conscience de son hyper-dépendance, la Communauté économique européenne (CEE) se dote alors d'un « plan protéines » (1975) qui relance les productions oléo-protéagineuses.

Y voyant une similitude conjoncturelle avec l'actualité, l'interprofession française des oléagineux partage désormais son expérience avec ses homologues marocains, tunisiens et algériens. Pour Arnaud Rousseau, président de la FOP et président du Groupe Avril (près de 7 milliards d'euros de chiffres d'affaires en 2021, 7.500 collaborateurs dans 22 pays) « en ces temps d'approvisionnements contrariés,  le moment est important en termes de stratégie, pour atteindre une part de sécurité alimentaire au Maghreb »

Les défis du marché des oléagineux au Maghreb

« La reprise des oléagineux, nous l'avons déjà vécu ! En dix ans, on n'a pas réussi à faire ce qu'on faisait il y a 30 ans. Nous étions arrivés à 160 000 hectares de tournesol et aujourd'hui, nous boîtons péniblement pour atteindre 70.000 hectares », déplore Mohamed Saidi de la Fédération nationale interprofessionnelle des semences et plants (FNIS) du Maroc. Entre les « conditions climatiques qui ne permettent pas de stabiliser les cultures » et les « problèmes de rentabilité », pour lui « il n'y a pas 36 000 chemins, il faut une redistribution du soutien public ».

Il était jusqu'ici plus rentable d'importer les huiles et les tourteaux que de les produire localement, mais aujourd'hui, « la situation est différente et, quel que soit le coût de la production locale, il est largement plus intéressant que les cours mondiaux », analyse Mohamed Saidi. Le plan national marocain « Generation Green 2020-2030 » devrait justement relancer la production d'oléagineux dans le royaume chérifien qui ambitionne d'atteindre 30 000 hectares de colza et 50.000 hectares de tournesol d'ici 2030, pour couvrir 15% des besoins nationaux (contre 1,7% seulement en 2019).

Simultanément, l'Algérie remet « la filière des oléagineux sur des bases solides », explique Mohamed Haroun, le secrétaire général de Cirta Club Semence. En une année, les surfaces de production de colza sont passées de 3.000 hectares à 10 000 hectares, avec un objectif  fixé à 100 000 hectares. Le défi algérien repose désormais sur le renforcement des capacités, estime Mohamed Haroun.

En Tunisie, le problème se situe au niveau des volumes de production pour Maher Affes, le directeur général de Carthage Grains. « Nous avons fait l'expérience de quatre années d'apprentissage pour obtenir un produit de qualité et nous avons investi massivement. Le problème c'est que la production de colza n'occupe l'usine que quelques semaines par an. C'est insuffisant », souligne-t-il.

« Il faut non seulement convaincre les agriculteurs de s'orienter vers la culture du colza, mais il faut aussi convaincre les pouvoirs publics d'inscrire les oléagineux dans leur plan national stratégique. Les investissements qui en découleraient permettraient d'exploiter des surfaces beaucoup plus importantes. Ils permettraient aussi de développer des semences adaptées » explique Guénaël Le Guilloux, le directeur général d'Agropol. Optimiste, il ajoute qu'il y a actuellement « une réelle prise de conscience en matière de sécurité alimentaire ». Un nouveau paradigme est-il possible ?

En 2024, les prochaines Rencontres Maghreb oléagineux prévues au Maroc seront l'occasion de mesurer le chemin parcouru.

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