Français, Américains, Indiens… Comment les acteurs de la gomme arabique font face à la guerre au Soudan

D’ici 2030, le marché mondial de la gomme arabique – cet ingrédient précieux à plusieurs industries avec en tête l’agroalimentaire – devrait afficher une croissance annuelle de 10% pour atteindre les 2 milliards de dollars. Mais alors que le Soudan, premier fournisseur mondial, s’enlise dans une guerre dont l’issue reste incertaine, les gros clients de la gomme arabique brute regardent de l’autre côté du Sahel et visiblement… sans grandes assurances.
Ristel Tchounand
(Crédits : DR)

Abubakar al-Amin était sur le point de signer ce qu'il qualifie de « gros contrat » avec des hommes d'affaires japonais pour l'exportation de la gomme arabique, cette matière première des plus en vue de l'économie soudanaise dont le pays est le premier producteur mondial. Mais le conflit qui a éclaté mi-avril dernier a court-circuité le deal. « La guerre est très intense. La plupart des gens fuient, surtout les acteurs économiques. C'est dommage qu'en Afrique, nous continiuons à vivre ce genre de guerre », se désole cet investisseur touche-à-tout, ancien directeur général de Gum arabic Company, la plus grande entreprise publique de gestion de la gomme arabique du Soudan, forte d'un effectif de 700 personnes, qui a longtemps géré le monopole de l'Etat dans le secteur jusqu'à sa libéralisation en 2009.

Précieux ingrédient dans l'industrie agroalimentaire notamment dans la fabrication des boissons, des confiseries et des bonbons..., mais aussi dans l'industrie cosmétique, l'industrie pharmaceutique, l'industrie papetière, de la peinture... la gomme arabique est un exsudat de sève produit naturellement ou à la suite d'une incision sur le tronc et au pied d'un arbre appelé acacia. Outre quelques contrées d'Asie du sud-est et dans la péninsule arabique, les seuls endroits où pousse abondamment cette gomme au monde sont en Afrique : un peu au Maghreb, mais surtout dans la bande sahélienne, du Sénégal à l'Erythrée, avec une forte concentration de la production au Soudan. Depuis la sécession en 2011 de ce qui était le plus grand territoire national du continent, le Soudan du Sud n'a emporté que 30% de la production. De ce fait, Khartoum conserve le pouvoir sur ce marché, avec environ 60% des exportations mondiales à l'état brut.

Un marché dynamisé par l'Europe, l'Asie et l'Amérique

Ses plus gros clients : les Français et les Indiens qui « importent les trois quarts de la gomme arabique brute » dans le monde, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). « Mais les Français sont largement en tête », souligne Abubakar al-Amin. Et ce à travers deux compagnies : Nexira, leader mondial de la gomme transformée qui détiendrait 50% du marché, selon l'instance onusienne. Il est suivi d'Alland & Robert, une entreprise familiale basée à Saint-Aubin-sur-Gaillon, dans l'Eure, et dont le nouveau PDG, Charles Alland, a -par coïncidence- pris ses fonctions quelques jours après le déclenchement de la guerre au Soudan. Les deux groupes tricolores achèteraient chaque année environ 50% de la gomme soudanaise.

Outre les Français, plusieurs autres groupes européens sont très actifs sur le marché soudanais. C'est le cas notamment de l'irlandais Kerry Group, le Suédois Gum Sudan Co., ou encore le néerlandais FOGA Gum. Leur marché étant très demandeur avec une consommation dans le vie quotidienne des ménages, les Indiens y sont également actifs à travers plusieurs compagnies.  D'ailleurs, pour tirer parti de la demande abondante sur le marché indien, Alland & Robert a noué une joint-venture avec le groupe indien Sayaji en 2019, pour justement tirer parti de la demande de la gomme arabique sur ce marché d'Asie du Sud. Les asiatiques en général, notamment la Chine, utilise beaucoup cet ingrédient dans la fabrication de certains médicaments.

Les Américains sont connus pour les plus gros clients de la gomme transformée à travers notamment le géant des boissons Coca Cola. Une politique qui était surtout due à l'embargo imposé par les Etats-Unis au Soudan à partir de 1997, soupçonné de soutenir le terrorisme dans le cadre de l'affaire Ben Laden. Mais en 2015, Washington a exclu la gomme arabique des sanctions. Cette année-là, selon le média suisse Bilan, « 55 000 tonnes de cette résine inodore ont ainsi pris discrètement [...] le chemin des Etats-Unis ». Une compagnie comme ISC Gums est aujourd'hui très active dans la sous-région pour l'achat de la gomme brute. « Des entreprises comme Pepsi et Coke ne peuvent exister sans avoir de la gomme arabique dans leurs formulations », a déclaré à Reuters Dani Haddad d'Agrigum, un important fournisseur mondial de gomme transformée. Les experts expliquent que c'est grâce à l'exsudat de sève d'acacia que le sucre ne descend pas au fond des bouteilles de ces sodas.

2 milliards de dollars d'ici 2030

Tiré par cette demande toujours plus croissante à destination de différentes industries, le marché de la gomme arabique brute est passé d'une moyenne de 95,4 millions de dollars sur la période 1992-1994 à 150,3 millions de dollars entre 2014 et 2016, d'après la CNUCED. La gomme arabique transformée, quant à elle, engrange de plus importants revenus, passés de 74,4 millions de dollars à 192 millions de dollars sur la même période. Le dernier rapport de Market Research Future prévoit que le marché atteindra 2 milliards de dollars d'ici 2030, à raison d'une croissance moyenne annuelle de 10%.

L'impossibilité d'écouler des stocks « énormes », le choc

La saison de récolte de la gomme arabique s'étend de novembre à février. Techniquement donc, le conflit soudanais éclate au moment où les 10 millions de petits agriculteurs qui en dépendent sont au repos. Cependant le marché reste habituellement effervescent pendant plusieurs mois après la campagne, afin d'écouler les stocks. « Actuellement les stocks sont énormes, mais il n'y a pas la possibilité de les écouler », confie Abubakar al-Amin. Ce qui chagrine le plus le secteur, c'est le fait que le conflit n'occasionne pas la pénurie de gomme arabique dans les huit provinces de production, mais plutôt l'impossibilité d'exporter. « Au début du conflit, les exportateurs soudanais pensaient pouvoir acheminer la gomme via les pays limitrophes dont l'Egypte et le Tchad. Mais l'intensification des combats a rendu cette option difficilement envisageable », raconte cet homme d'affaires dont le cousin est l'un des fournisseurs des français Nexira et Alland & Robert.

Les géants du secteur en mode communication optimiste

Dès le déclenchement de ce conflit qui oppose le général Abdel Fattah al-Burhane des Forces armées soudanaises au général Mohamed Hamdan Dagalo de la milice paramilitaire des Forces de soutien rapide (RSF), la panique a envahi le secteur. Et l'incertitude qui plane quant à l'issue de cette guerre n'augure pas de meilleurs jours de sitôt. Cependant, les opérateurs jouent la carte de la sérénité.

Contacté par LTA, Nexira déclare s'en tenir au discours de l'Association pour la promotion internationale des gommes (AIPG), une organisation internationale qui représente les producteurs, les transformateurs et les négociants en gommes naturelles d'exsudats d'arbres, dont la gomme d'acacia. « Sur la base de décennies d'expérience dans le commerce soudanais et généralement en tant que producteurs, importateurs et fabricants de produits naturels du monde entier, les membres de l'AIPG ne pensent pas que la situation d'approvisionnement des utilisateurs finaux de gomme arabique soit en danger », estime l'APIG dans un communiqué publié quelques semaines après l'éclatement des affrontements. « Comme de nombreux autres importateurs, nos sociétés membres conservent dans leurs entrepôts des stocks suffisants de gomme arabique importée du Soudan et d'autres pays, afin que les éventuelles interruptions d'approvisionnement - quelle qu'en soit la raison - puissent être absorbées », indique l'association soulignant qu'en cas de nécessité, « le Tchad et le Nigeria contribuent également de manière significative à la continuité de l'approvisionnement du marché ».

Les autres producteurs du Sahel face au boom de la demande

Les autres pays producteurs du Sahel apprécient pourtant différemment la situation. C'est le cas au Tchad, deuxième fournisseur de gomme arabique après le Soudan. « La demande des importateurs est plus forte au Tchad depuis le déclenchement de la guerre chez les Soudanais. Ces demandes émanent des Français, des Allemands, des Américains, des Japonais ou encore des Indiens qui achètent aussi beaucoup de gomme brute... », explique à LTA Abechir Ahmat, président de l'Association des exportateurs de gomme arabique du Tchad. « Toutes les entreprises demandent plus : Nexira, Alland & Robert, ISC Gums... », ajoute-t-il, soulignant que les commandes sont également intensifiées au Mali et au Niger. Et ce, avec une hausse importante des prix. Alors que la tonne était vendue à environ 1 800 dollars en 2022, elle atteindrait les 2 300 dollars cette année, selon ce professionnel.

« Impossible d'honorer les engagements du Soudan tout de suite »

Cependant, ces pays produisent bien moins que le Soudan. Ainsi, le conflit soudanais occasionne-t-il une opportunité insaisissable pour les autres pays sahéliens ? « On ne peut pas honorer les engagements du Soudan, tout ce suite. Ce n'est pas possible », tranche cet exportateur tchadien d'exsudat de sève d'acacia.

Ristel Tchounand

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