« Les Etats-membres de l'UA devront trouver un terrain d'entente, avant d'entamer les négociations avec l'UE »

Améliorer la gouvernance en Afrique et équiper les gouvernements de tableaux de bord pour réformer leurs climats des affaires respectifs, tels sont les objectifs de Abdoulie Janneh, directeur exécutif de la Fondation Mo Ibrahim qui vient de publier son index 2017 de la gouvernance. Ex-secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU, Janneh plaide également pour la refonte de l’UA, puis la renégociation d’un pacte global de l’immigration avec l’UE
Amine Ater
Abdoulie Janneh, directeur exécutif de la Fondation Mo Ibrahim.

LTA : Comment se porte la gouvernance en Afrique, selon le dernier indice publié par la Fondation Mo Ibrahim ?

 Abdoulie Janneh : Globalement, il y a une nette évolution au niveau de quatre catégories de gouvernance en Afrique. Il n'empêche qu'il y a des pays qui progressent très rapidement, alors que d'autres connaissent des baisses catastrophiques au niveau de l'indice

Vous avez toutefois constaté un net ralentissement au cours des cinq dernières années...

Effectivement, il y a un ralentissement, mais seulement au niveau de la moyenne continentale, si l'on regroupe tous les pays, dont certains avancent rapidement, alors que d'autres peinent à maintenir le rythme. Ce qui est inquiétant. Prenons l'exemple du Ghana qui est placé huitième dans l'indice global Mo Ibrahim, avec un bon rendement au niveau de l'éducation, mais une baisse non négligeable au niveau de la gouvernance des entreprises publiques. Il est donc très complexe de faire ressortir un constat généralisé, sachant que le Continent connaît un foisonnement d'indicateurs, en plus des écarts existant entre pays et même entre sous-régions.

A votre avis, les réformes de gouvernance se traduisent-elles par de réels changements sur le terrain ?

Je crois que oui et là il faut vraiment adopter une approche personnalisée par pays, afin de s'en rendre compte. Ce que je fais, c'est que je consulte les différentes catégories de l'index pendant l'année, comme une sorte de tableau de bord, puis je les compare avec les politiques menées sur le terrain, lors de mes réunions avec les dirigeants et chefs d'Etat africains. Cet exercice vise avant tout à établir la crédibilité de notre indice, parce qu'il arrive des fois que des statistiques ne se répercutent pas sur le terrain.

Au niveau de la Fondation, nous avons 23 sources d'information qui alimentent nos indicateurs. Si ces données reflètent la situation dans un pays donné, cela ne fait que renforcer l'indice, mais certains pays connaissent des difficultés dans le secteur portuaire ou bancaire et ont tendance à les occulter. Il faut que chaque pays prenne cela au sérieux et se base sur cet indice pour faire évoluer la situation. Et comme je l'ai déjà précisé, cet index est avant tout un tableau de bord.

Beaucoup critiquent «l'importation» d'approches de gouvernance, sans prise en compte des spécificités locales. Ce constat s'applique-t-il à votre indice ?

Pas au niveau de notre indice. Et contrairement aux autres classements, nous nous basons sur des sources africaines comme la BAD. Nous sommes les premiers à crier haut et fort : «Africains ! Faites attention aux données et statistiques qui vous parviennent !». Il n'empêche que la plupart des pays africains pâtissent de la faible production de données fiables. C'est justement ce qui rend difficile de quantifier les besoins comme les avancées réelles, en ne se basant que sur des informations africaines. C'est aussi ce qui nous rend différents des autres, non seulement au niveau statistiques, mais également en termes de méthodologie. Nous allons par exemple poser la question directement aux Ghanéens pour évaluer leur opinion sur leur propre système éducatif. C'est ce qui nous différencie des autres classements, comme Doing Business, par exemple.

A l'approche du Sommet UA-UE, les avis sont aujourd'hui partagés entre ceux qui s'attendent à la conclusion d'un «new-deal» et d'autres à des discussions stériles. Où vous situez-vous dans ce débat ?

L'Europe reste un véritable partenaire de l'Afrique. Nous sommes liés par plusieurs facteurs. Maintenant, il faut que la partie africaine sache exactement ce qu'elle désire, parce que personnellement je ne doute pas de la volonté des Européens de collaborer avec nous, mais certainement l'Europe a également des intérêts à défendre. Il est donc nécessaire que les pays africains se concertent au niveau sous-régional et continental, donner la parole aux pays qui assimilent le mieux ce genre d'enjeux, accorder le leadership aux Etats les mieux armés pour négocier avec l'Union européenne. Et une fois autour de la table des négociations, l'Afrique aura des objectifs clairs à atteindre. Une clarté qui renforcera la position africaine et permettra de décrocher un «new deal». Sans préparation et sans synergie, ce sera «business as usual», photo de famille..., sans que cela ne serve à grand-chose.

Ne pas savoir ce que l'on veut de l'UE donne justement l'opportunité aux Européens d'adresser leurs critiques habituelles sur la sécurité, la gestion des affaires, le flux migratoire.... Avant de commencer les négociations avec l'UE, les membres de l'UA devront tenir un véritable dialogue de base pour trouver un terrain d'entente qui bénéficie réellement à l'Afrique.

Les pays africains arriveront-ils à rééquilibrer les rapports de force avec l'UE ?

(Rires) Dans le contexte de rapport entre continents, il faut d'abord prendre au sérieux notre institution continentale. Essayons maintenant de débattre de l'ensemble des défis auxquels nous sommes confrontés. Prenons la mise en place d'un marché commun qui nous permettrait de renforcer nos positions. Il faut unifier la parole de l'Union africaine, qui est aujourd'hui tiraillée entre l'ensemble de ses Etats-membres. Il faut bien sûr respecter l'intégrité territoriale de chacun de ces derniers, mais nous devons aller au-delà de cela et discuter sérieusement le type d'intégration que nous cherchons... Les Européens continuent de débattre sur ce sujet, bien que leur institution existe depuis 20 ans maintenant.

Les pays africains doivent aussi multiplier les discussions dans ce sens, à grand renfort de données sur les objectifs et besoins de l'intégration continentale de manière à renforcer l'Union africaine et les institutions sous-régionales. Il faut également renforcer les projets et programmes transfrontaliers qui servent justement à cimenter cette intégration. Le renforcement de l'intégration passe également par un partage de valeurs entre les différents pays du Continent.

L'Afrique est cependant toujours dépendante du financement étranger...

Effectivement, surtout vis-à-vis de l'UE qui finance pratiquement la totalité de nos programmes, et dans une moindre mesure des institutions panafricaines, comme la Banque africaine de développement. L'Afrique doit utiliser ses moyens et ses ressources, surtout que c'est un Continent qui n'en manque pas.

Pensez-vous que la «réforme Kagamé» de l'Union africaine serait le premier pas vers cette nouvelle configuration ?

Je crois qu'avec le groupe d'experts qui ont travaillé sur la question, ils ont mené une bonne réflexion. La question qui reste en suspens, c'est de savoir s'il pourra vendre ce projet aux différentes sous-régions. C'est cela le problème. Il faut dégager un consensus entre les différentes régions et entre les différents Etats de chaque sous-région. Je pense qu'ils ont fait du très bon travail, mais il faut vraiment que chaque partie puisse faire des concessions et être une force de proposition pour pouvoir avancer et sauver notre institution continentale.

A votre avis, comment l'Afrique pourrait-elle gérer la délicate question de la migration, tout en préservant les droits et la dignité humaine des migrants, alors qu'en face, l'Union européenne ne propose en quelque sorte qu'une sous-traitance sécuritaire ?

Il faut tout d'abord que l'on donne de l'espoir aux jeunes. Il ne faut pas que les jeunes africains soient amenés à croire que leur avenir et leur bien-être se trouvent ailleurs. Ce défi est très difficile à relever. Chaque pays africain doit se poser la question pour chaque action qu'il compte entreprendre : qu'est-ce que cela implique pour les jeunes.

Ceci dit, concernant les flux entre pays, l'on n'arrivera jamais à l'arrêter. Donc ce qui pose problème, c'est évidemment la composante clandestine de la migration. Et là, il faut de véritables discussions avec nos partenaires. D'ailleurs, leur population est en train de vieillir et ils ont besoin de la migration pour leurs économies. Sinon comment vont-ils faire ? Remplacer les hommes et les emplois par des machines ?

Donc, pour moi, nous avons besoin d'un pacte sur la migration entre l'Afrique et l'Europe. Ce pacte ne devrait être une perte pour personne. Car, si en Europe certains disent qu'ils «sont en train d'être envahis» par les migrants, l'Afrique , elle, est en train de perdre ses hommes et ses cerveaux. Il est donc impératif que nous trouvions un terrain d'entente.

Pensez-vous que l'Europe devrait considérait le Continent en tant que bloc au lieu de continuer à s'adresser unilatéralement aux pays de transit ?

A mon sens, les pays de transit sont ceux qui subissent gravement les problèmes, notamment les pays frontaliers comme la Libye ou encore le Maroc. Il faut donc s'intéresser particulièrement à leur situation. Mais il faut également considérer la problématique dans sa globalité et éviter d'isoler chaque aspect particulier.

Que pensez-vous du traitement que font certains pays européens de la question migratoire, en sous-traitant la mise en œuvre aux pays de transit au prix d'une contrepartie financière ?

A mon avis, c'est une démarche que l'on doit éviter. Il faudrait que cette question soit également discutée au niveau africain, et encore une fois, qu'elle fasse partie d'un pacte global entre les deux parties de manière à atteindre un consensus.

Amine Ater

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