Comment la guerre des talents 3.0 stimule les formations Made in Africa

Pour la première fois, les Assises de la Transformation digitale en Afrique (ATDA) se tenaient en Afrique subsaharienne. Les 19 et 20 mai, Madagascar accueillait la 13e édition centrée sur un capital humain pénurique et convoité par l'écosystème tech mondial. Entre exil doré pour les stars africaines 3.0 et désert de compétences numériques sur le continent, comment les pays africains vont-ils stopper l'hémorragie ?
(Crédits : ATDA)

« Nous mettons tout en œuvre pour conduire Madagascar sur la voie de l'émergence, et le développement numérique figure parmi mes premiers engagements à la présidence », déclarait Andry Rajoelina, le président de Madagascar, le 19 mai dernier, depuis le Novotel Convention & SPA d'Antananarivo.

Huit ministres africains de l'économie numérique et plusieurs dizaines de chefs d'entreprises et de startupers ont participé à ces 24 heures de rencontres tech, où il fut surtout question de ressources humaines. « Aujourd'hui, seulement 5 % à 10 % des besoins en ressources humaines techniques sont couverts », rappelait Mohamadou Diallo, fondateur des ATDA, dès l'ouverture des Assises.

Alors que les estimations de l'Union africaine prévoient la création de trois millions de postes dans le secteur du numérique d'ici 2025, les ressources humaines qualifiées restent insuffisantes sur le continent. « En 2022, avec le soutien de la Banque africaine de développement, 25 jeunes Comoriens ont été diplômés d'un master en numérique. Six mois plus tard, 24 étaient partis à l'étranger et il ne restait plus aux Comores qu'une jeune fille, dont la mère était malade », déplore Kamalidini Souef, ministre comorien des Postes, des Télécommunications et de l'Économie numérique, appelant à la mise en place de mécanismes internationaux qui permettraient de retenir les profils qualifiés sur le continent. Dans un contexte où la guerre des talents bat son plein, de quelle façon l'Afrique peut-elle retenir ses talents ?

Face à la pénurie de talents, Axian se dote de sa propre université

Certains groupes privés s'organisent pour répondre à leurs besoins internes. C'est notamment le cas du géant malgache Axian qui opère dans les secteurs des télécoms, les services financiers, l'énergie, l'immobilier et l'open innovation.

« Nous avons commencé à développer des formations il y a près de dix ans, via l'Energy Academy avant de créer une Sales Academy puis une Finance Academy. Il y a six ans environ est née l'Axian University qui réunit l'ensemble de nos formations, toutes filières et tous niveaux confondus », explique Hassanein Hiridjee, directeur général du groupe Axian. Le Covid 19 a ensuite accéléré la dématérialisation des enseignements.

Axian est aujourd'hui présent dans une dizaine de pays africains. En quatre ans, le groupe a pratiquement doublé ses effectifs (6.400 collaborateurs) et son chiffre d'affaires qui atteint aujourd'hui 1,9 milliard de dollars. « L'année dernière, nous avons dispensé 150 000 heures de formation pour le groupe et nos besoins sont exponentiels », explique Caroline Meurisse, directrice d'Axian University dans des locaux récemment ouverts au cœur de la zone d'affaires Galaxy à Andraharo (qui abrite le siège malgache des Nations unies).

L'Axian University peut accueillir 150 personnes et répond à près de 90 % aux besoins en formation des 35 sociétés que compte le groupe. Salle de langue, laboratoire, amphithéâtre de 165 places, et salles de détente dans un espace ergonomique planté de fauteuil design et de canapés en cuir. L'Axian University est un centre d'examen CISCO, également sollicitée par la GIZ allemande pour former des enseignants et des formateurs du ministère de l'Enseignement technique et de la Formation professionnelle (METFP) malgache, sur les systèmes photovoltaïques, dans le cadre du projet PERER (Promotion de l'électrification par les énergies renouvelables).

L'Université concentre quatre programmes principaux : l'Axian Training Center, l'Axian Diploma, l'Axian Sales Academy et enfin l'Axian Digital Academy. Elle propose en sus, 2 Masters en alternance (data et cybersécurité). « Nous avons élaboré ces programmes de Masters ouverts à l'externe, car nous n'arrivons pas à recruter ce type de profils très recherchés. Par ailleurs, nous proposons directement des postes en middle-management aux diplômés de ces Masters », explique Caroline Meurisse.

L'école 42, signe d'un renforcement des capacités malagasy

Pour suivre l'accélération numérique, Axian a décidé d'unir ses forces avec l'École 42 dont la pédagogie repose le peer-learning, un fonctionnement participatif, sans cours, ni professeur, qui permet aux étudiants d'exprimer leur créativité grâce à l'apprentissage par projets. L'établissement d'une superficie de 1 000 m2 sur deux étages est situé juste en face des locaux de l'Axian University.

En ce samedi du mois de mai, les ouvriers du bâtiment sont à l'ouvrage. Le gros œuvre est presque terminé. L'établissement devrait ouvrir ses portes d'ici la fin de l'année. Caroline Meurisse traverse le niveau zéro au pas de course. « Cet open-space abritera bientôt 176 postes de travail », explique-t-elle en se dirigeant vers quelques espaces fermés.

À terme, le lieu sera ouvert 7 jours sur 7. « Nous tenons à ce que cet espace soit ouvert en permanence pendant la piscine (période durant laquelle est testée la motivation, les compétences et l'adéquation des étudiants avec la formation proposée), afin que chacun puisse avoir les mêmes chances d'être sélectionné », ajoute-t-elle.

« À ma connaissance, un seul Malgache a suivi des cours dans une école 42, à ce jour », explique-t-elle dans l'ancien call center en pleine reconfiguration, qui abritera d'ici la fin de l'année, la fine fleur de la tech nationale. Aux téléconseillers malgaches, se substitueront bientôt les nouveaux « cracks » de l'informatique. Signe que les temps changent sur l'île rouge...

« Au sein du groupe, nous avons besoin de recruter au minimum, une centaine d'experts en tech par an », précise Hassanein Hiridjee. Pour les retenir, le DG d'Axian mise sur les conditions de travail et les perspectives d'évolution en interne. Telma, le numéro 1 des télécommunications à Madagascar, et Towerco of Madagascar, le leader des Tower Companies dans l'Océan indien (deux entreprises du groupe Axian), ont récemment été certifiées Top Employer 2023 par le Top Employers Institute. L'homme d'affaires mise aussi sur l'engagement des Africains pour servir le développement du continent. « Nous comptons sur l'Afrique qui collabore pour avancer ! Aujourd'hui, nos établissements accueillent des étudiants venus de tout le continent », précise-t-il.

La diaspora africaine se mobilise

« Si beaucoup de jeunes talents s'expatrient, cela correspond à une étape dans leur carrière, car la plupart d'entre eux ont envie de rester proches de leur famille. Il faut donc réfléchir aux voies et moyens pour qu'ils reviennent à Madagascar, en favorisant l'entrepreneuriat, par exemple », explique Matina Razafimahefa, à la tête de la startup Sayna qui a formé 3 000 Malgaches au code depuis cinq ans (dont un tiers de diplômés), après avoir suivi ses études en France.

La jeune Matina propose des formations rémunérées entre 100 euros et 1.300 euros par mois à sa « communauté » qui travaille depuis Madagascar, pour des sociétés internationales (le salaire moyen est compris entre 50 euros et 60 euros). « Grâce à Sayna, la vie de notre communauté s'améliore localement et c'est l'une des recettes pour retenir les talents », affirme-t-elle. Néanmoins, plus les technologues montent en compétences et plus le risque d'expatriation augmente.

Pour Matina : pas question d'interdire toute mobilité, partant du principe que « les expériences internationales participent à renforcer l'écosystème national ». Pour l'entrepreneure, il faut favoriser la mobilité des talents, tout en instaurant des conditions de vie locales qui donneront envie aux expatriés de rentrer à Madagascar.

Le Franco-camerounais Douglas Mbandiou, fondateur et président de l'ONG 10 000 Codeurs, illustre lui aussi, cette génération d'une diaspora de retour sur le continent, pour participer au développement des compétences numériques locales. Selon lui, pour que ce mouvement de « repatriation » fonctionne, « il faut avant tout aider les membres des diasporas à trouver leur place sur le continent, auprès des entreprises qui sont à la recherche de talents ».

Smart Africa renforce les compétences des décideurs de la tech

Au-delà du renforcement des capacités des seuls entrepreneurs, c'est tout un écosystème qu'il faut accompagner. Pour Didier Nkurikiyimfura, directeur de la Technologie et de l'innovation au sein de l'Alliance Smart Africa (une initiative panafricaine centrée sur le développement numérique en Afrique subsaharienne), « il est essentiel de renforcer les compétences numériques des décideurs et des régulateurs », afin qu'ils maîtrisent les tenants et les aboutissants de l'écosystème numérique mondial. C'est dans ce sens que l'Alliance a créé une Smart Africa Digital Academy (SADA).

« À travers ce véhicule, nous soutenons les efforts des pays en termes de renforcement des capacités. Près de 3 500 décideurs ont déjà été formés en dix-huit mois, dans plus de trente pays. Ce véhicule va également former les jeunes et les entrepreneurs aux métiers du numérique, à travers des académies locales. Il en existe six aujourd'hui et nous ambitionnons d'en développer une quinzaine en un an ». Pour échapper au « brain-drain », l'Alliance cherche aussi à favoriser les mobilités interafricaines.

« Les jeunes Africains envisagent leur avenir sur le continent. Lorsqu'ils trouveront un emploi décent, ils n'auront plus besoin de traverser la mer Méditerranée ou de s'expatrier en dehors de l'Afrique », explique-t-il. Il existe en effet, un circuit qui entraîne les talents africains les plus prometteurs vers la France, puis le Canada et enfin les États-Unis.

Des visas de travail pour l'Occident alimentent la fuite des cerveaux

Nul besoin de formation pour Tahina Razafindramalo, le ministre du Développement numérique, de la Transformation digitale, des Postes et télécommunication, venu du secteur privé et expert du numérique, à la manœuvre dans le renforcement des compétences locales : « Nous avons conclu un partenariat avec l'International Finance Corporation pour former 6.000 jeunes des secteurs public et privé, aux métiers du numérique dans les deux ans à venir. Nous sommes en train de mettre en place le programme Digital Skills, adapté au contexte malgache par l'Institut de Monterrey et Code H (...) Nous disposons par ailleurs, de plusieurs établissements de formation privés et nous accueillerons bientôt l'École 42. Au niveau public, nous travaillons notamment avec BearingPoint sur le projet INDP (Institut national de la digitalisation et des postes) et nous avons passé un partenariat avec 01Talent ».

Chaque année Madagascar forme 700 ingénieurs informatiques. « Ceux qui comptent entre trois et cinq ans d'expérience professionnelle partent à l'étranger. En 2022, 300 d'entre eux se sont expatriés grâce aux passeports-talents instaurés par la France, qui facilitent l'obtention de visas pour les « intellectuels » des pays africains. Depuis six mois, j'ai engagé un combat contre ce phénomène, car concrètement, nous n'avons rien à y gagner » explique-t-il. « Alors que de nombreuses demandes de visas touristiques ont été rejetées, je n'ai jamais eu connaissance d'un rejet de demande pour un visa de travail. Or, ceux qui partent représentent les forces vives de l'économie numérique », ajoute-t-il.

Comment lutter contre ce phénomène alors que le prix du visa-travail ne coûte que 3.000 euros et que les salaires malgaches ne peuvent rivaliser avec ceux des pays du Nord ? « Un ingénieur informaticien malgache est payé environ 500 euros par mois une fois diplômé, alors que son salaire dépasse facilement les 2 000 euros en France (...) Chaque mois ArkeUp, la plus grande société informatique du pays, perd 10 ingénieurs », illustre le ministre. « Je suis pour la libre circulation des biens et des personnes, mais nous devons aussi penser aux compensations. L'AFD a bien créé l'ESTI (École d'informatique fondée par le GOTICOM et par la CCIA pour accompagner le développement du numérique à Madagascar, ndlr), mais une quarantaine de personnes sont formées chaque année : on est loin du compte... », ajoute-t-il.

Les solutions pourraient-elles venir de l'Afrique ? C'est ce que pense le ministre malgache. « Le Maroc, confronté à un nombre insuffisant d'ingénieurs et à la fuite des cerveaux, a réagi. Ainsi, lorsque les Marocains résidents à l'étranger reviennent au pays, l'État comble le différentiel entre la rémunération perçue à l'étranger et le salaire proposé localement (...) En parallèle, le Maroc a décidé de former 10 000 ingénieurs par an ! À Madagascar, nous aurions besoin de former entre 5 000 et 7 000 ingénieurs chaque année, mais pour conduire ce type de politique ambitieuse, il nous faut des moyens... », explique-t-il.

Enfin, au-delà des facilités d'obtention de visas proposés aux talents du numérique, « plusieurs sociétés de conseil françaises s'installent à Madagascar et font du "body shopping". Elles participent à des salons et sélectionnent des CV. Les meilleurs s'expatrient en France et les autres sont recrutés en free-lance à 80 euros la journée. Ce que nous avons construit en dix ans et en train de se déconstruire à cause des problématiques de coût et d'engagement », regrette-t-il. Loin de se décourager, Tahina Razafindramalo multiplie les initiatives pour former le maximum d'ingénieurs africains (toutes géographies confondues) et pour retenir les talents dans une logique de responsabilité partagée et d'opportunités professionnelles en devenir...

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