De quoi la « révolution » saoudienne est-elle le nom  ?

Sclérosé, rétrograde, incapable de se réformer. Au cours des dernières années, les qualificatifs les plus négatifs ont été employés par les analystes pour qualifier le Royaume d’Arabie Saoudite, auquel certains promettaient une agonie lente mais certaine sur fond de baisse du cours des hydrocarbures. Or, depuis dix-huit mois, Ryad est en train de faire la démonstration d’une étonnante capacité à remettre en cause des équilibres que l’on croyait gravés dans le marbre, prenant de court même les observateurs les plus avertis de la maison Al Saoud. Quel sens donner à la «révolution» saoudienne ?
Abdelmalek Alaoui
Abdelmalek Alaoui, Éditorialiste

Depuis samedi dernier, l'Arabie Saoudite occupe le devant de l'actualité avec l'arrestation de onze princes -dont l'emblématique milliardaire Al Walid Ben Talal- et de plusieurs dizaines d'anciens ministres et de capitaines d'industrie suite à une injonction de la toute nouvelle instance de lutte contre la corruption, dirigée par le prince héritier et homme fort du pays, Mohammed Ben Salmane, dit  «MBS». Symboliquement, un cap a été franchi par le «jeune homme pressé» d'Arabie, 32 ans, qui a décapité en une journée la quasi-totalité du capitalisme «historique» du pays. Ce dernier était composé d'une dizaine d'hommes d'affaires et de politiciens qui ont prospéré à l'ombre des rois Fahd et Abdallah, amassant des fortunes colossales et tissant des toiles économiques mondialisées. En n'hésitant pas non plus à mettre aux arrêts certains de ses cousins, MBS a voulu montrer sa détermination à conduire d'une main de fer son programme de réformes, qu'il avait justement exposé lors d'une grand-messe qui s'est déroulée une semaine auparavant, la Future Investment Initiative (FII).

Au-delà de l'aspect certes spectaculaire de la vague d'arrestations, celle-ci ne constitue que le sommet de l'iceberg. Il faut en effet s'intéresser à la séquence précédente pour se rendre compte que l'Arabie Saoudite est en train de mener une véritable révolution, une transformation paradigmatique, basée sur trois piliers fondamentaux dont pourraient s'inspirer nombre de pays africains - et notamment ceux dépendants des industries extractives- pour conduire leurs réformes.

Gouvernance : le trio expérience, vitesse et jeunesse

Dès le décès du roi Abdallah le 23 janvier 2015, il est apparu que le tandem très soudé formé par le roi Salmane et son fils avait la volonté d'aller vite pour remplacer les hommes qui tenaient les rouages de la maison Al Saoud. Sans surprise, la première mesure prise a été le limogeage du très puissant Khaled Al-Tawaijri, inamovible chef de la cour du roi Abdallah, qui fait partie de la cohorte de dignitaires arrêtés le weekend dernier. Et pour cause, dans les coulisses du pouvoir saoudien, il se murmurait qu'Al-Tawaijri aurait tout fait pu barrer l'accès au trône à Salmane, quitte à colporter de vilaines rumeurs sur son état de santé, voire à tenter de manipuler le roi Abdallah sur son lit de mort.

Dès son accession au trône, le nouveau roi et son fils ont donc pris en main toutes les manettes du pouvoir et se sont débarrassés de la clé de voûte de l'ancien système, symbolisée par le chef de la cour, incontournable gestionnaire de l'accès à un roi Abdallah vieillissant et malade. Dans le prolongement de cet acte fondateur, s'en suivront de nombreuses modifications du complexe échiquier de gouvernance saoudien, le nouveau pouvoir procédant au remplacement systématique de responsables qu'ils considèrent comme des entraves à leurs projets de réformes. L'acte ultime de cette transformation sera, bien entendu, le bouleversement de l'ordre de succession au trône, qui consacre Mohammed Ben Salmane en juin 2017 et introduit de manière inédite la notion de transmission du trône par primogéniture mâle, là où le système saoudien reposait sur une passation de flambeau au sein de la fratrie.

A chaque fois, ces modifications répondent à un ballet bien huilé entre le fils et le père : MBS tranche dans le vif, et le père avalise. Pour ce fin connaisseur de la famille royale saoudienne, «le rôle du roi Salmane n'est pas à minimiser, bien que les médias se soient cristallisés sur MBS. Malgré les rumeurs colportées, Salmane est tout à fait lucide et agit en concertation et pleine complicité avec son fils. En tacticien madré, il préfère laisser le prince héritier se mettre en première ligne, quitte à faire croire qu'il ne maîtrise pas tout, car ce système à l'avantage de le poser en ultime recours».

Economie : innovation et gestion de l'après-pétrole

Dire que l'Arabie Saoudite est victime du «Syndrome hollandais», cette addiction aux revenus du pétrole qui paralyse le tissu productif, est un faible mot. Pour équilibrer son budget, et couvrir les nombreux subsides reversés aux populations, le pays a besoin que le baril de brut soit aux alentours de 95 dollars. Depuis l'effondrement de la chute des cours en 2014, l'Arabie Saoudite puise donc dans ses réserves. Ces dernières, bien que réputées importantes, ne sont pas pour autant intarissables, ce qui a poussé le nouveau leadership saoudien à envisager les solutions alternatives au monde de l'après pétrole.

Aidé par le cabinet de conseil en stratégie Mc Kinsey, Ben Salmane a adopté une stratégie tournée vers l'innovation, le développement de revenus alternatifs à ceux des hydrocarbures -notamment le renouvelable- avec un objectif de passer de 43 milliards à 70 milliards de dollars d'exportations hors pétrole d'ici à 2030. En parallèle, une politique de réduction des subventions publiques, d'amélioration du système éducatif et de refonte de la technostructure administrative est engagée, sous la houlette d'un comité chargé du suivi. Pour marquer les esprits et signifier symboliquement le passage d'un monde ancien vers une ère nouvelle, le clou de la conférence Future Investment Initiative sera d'ailleurs l'octroi de la... nationalité saoudienne à un Robot de sexe féminin. Un double tabou est alors brisé : dans le temple de l'islam rigoriste, une représentation artificielle de l'humain, de surcroît femme, est officiellement consacrée par les pouvoirs publics. En coulisses, les gardiens de la foi fulminent devant ce qu'ils considèrent comme un sacrilège. Mais vis-à-vis du monde, bien que controversé, le signal d'une entrée possible de l'Arabie Saoudite dans la modernité a été donné.

Rien ne peut changer sans transformation sociale rapide

Et c'est là l'essence de l'enseignement qui peut être tiré de la révolution menée au pas de charge en Arabie Saoudite : des actes de transgression, notamment sur le plan sociétal, sont nécessaires pour réformer les systèmes anciens, à la fois pour réveiller les consciences et pour bousculer le statu quo. En Arabie, cela signifie remplacer -parfois dans la brutalité- des hommes clés que l'on pensait inamovibles, remettre en cause de manière profonde un modèle économique basé sur la rente et sa réversion, et ne pas hésiter à aller vite afin d'empêcher les technostructures de recréer des points d'équilibres dont la finalité serait la préservation de l'ordre établi.

Cela signifie également franchir le pas dans le dossier central de la condition féminine, avec l'octroi du droit de conduire pour les femmes dès 2018, qui préfigure une série de réformes annoncées, dont la suppression de la tutelle et l'accès à l'ensemble des bâtiments publics.

Un pari ambitieux, mais risqué

Certes, le pari est risqué : l'ouverture de ces multiples fronts en parallèle d'une guerre au Yémen qui s'enlise et d'une montée de la confrontation avec l'ennemi iranien constitue un pari risqué pour l'indéchiffrable jeune prince héritier d'Arabie Saoudite. Mais ce dernier semble vouloir miser avant tout sur la vitesse pour vaincre les résistances internes, et surtout, il affirme compter sur le soutien de la jeunesse saoudienne, qui constitue près de 70% de la population du pays.

En creux, l'enjeu est énorme : si un pays aussi important et central que l'Arabie Saoudite fait la démonstration qu'il est en capacité de se réformer malgré les entraves profondes, l'on peut imaginer un bouleversement des équilibres mondiaux. En effet, à l'instar de la «revanche des humiliés» qu'ont réussie la Chine et, dans une moindre mesure, le Brésil ou la Russie, l'émergence d'une nouvelle puissance globale, issue du Moyen-Orient en ce début de XXIe siècle, constituerait une nouvelle donne pour l'équilibre du monde.

Abdelmalek Alaoui

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Commentaire 1
à écrit le 15/11/2017 à 17:06
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Certes c'est une révolution saoudienne mais avec des ficelles américaines puisqu ils ont choisi le mauvais moment ( guerre yemen, iran )pour faire le changement en utilisant un jeune prince sans vision ni expérience et comme vous dîtes c un pari risq...

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