Fintech  : ailleurs elle menace les banques, en Afrique, elle crée de la valeur

Alors que dans le monde entier le secteur bancaire essaie de limiter la casse après l'arrivée des fintech dans son périmètre, en Afrique, la configuration est différente. Opérateurs télécoms, banques et fintech se dirigent vers une organisation où chacun aura son rôle. Les banques s'allient aux startups développant des services financiers pour diffuser leurs produits innovants à une population faiblement bancarisée et de plus en plus connectée.
Mehdi Lahdidi

Après avoir révolutionné plusieurs aspects de la vie quotidienne des Africains, la technologie provoque la « disruption » (voir le lexique plus bas) dans le secteur des finances. En Occident, la guerre est déclarée entre banques et startups proposant des services financiers (appelées fintech). Le financement des startups axées fintech a plus que doublé en 2015 atteignant les 12,2 milliards de dollars, alors que l'on ne parlait, en 2014, que de 5,6 milliards de dollars, selon une étude du cabinet de PricewaterhouseCoopers (PwC). Une croissance qui touche aussi l'Afrique, où la capitalisation de ces startups atteint des niveaux spectaculaires. Selon les estimations du même cabinet, le marché des fintech atteindra 3 milliards de dollars en 2020 alors qu'il n'était que de 0,2 milliard en 2014. Il n'empêche que la configuration en Afrique reste différente de celle du reste du monde.

« Les fintech dans les pays développés sont en concurrence frontale avec certains métiers des établissements bancaires classiques. En revanche, en Afrique, les fintech ciblent des segments de clientèle qui ne sont pas adressés par les banques classiques, notamment le low income banking ou encore les TPEs, qui constituent pourtant l'essentiel du tissu économique. L'un des enjeux réside dans l'adoption de modèles de distribution efficaces via des relais ou des agents, ce que l'on qualifie de agency banking. Plus que la technologie, c'est l'accessibilité des solutions bancaires qui fera la différence », indique Pierre-Antoine Balu, associé chez PwC, spécialiste de l'Afrique francophone.

Autrement dit, les fintech africaines, ou qui ciblent le marché continental, ne risquent pas, dans la majorité des cas, de détruire de la valeur pour les banques, contrairement à la configuration dans d'autres marchés. En effet, elles viennent répondre à un besoin dont l'offre est inexistante : jusqu'à 80 % du continent n'est pas bancarisé et environ 90 % des paiements de détail sont effectués en utilisant du liquide. Parallèlement, Cisco, le fabricant américain d'infrastructures télécoms, relève qu'au cours de l'année dernière, l'Afrique et le Moyen-Orient ont affiché le taux de croissance le plus élevé du trafic mondial des données mobiles. En fait, si le monde entier a enregistré une croissance de 63 %, le Moyen-Orient et l'Afrique ont marqué une croissance de 96 %. Dans le même temps, 320 millions de smartphones ont été vendus en Afrique depuis le début des années 2000. Selon les études de l'IDC, un cabinet spécialisé dans la technologie, plus de 600 millions de smartphones seront en circulation sur le Continent d'ici à 2025. Cela signifie qu'une fois cette échéance passée, il y aura largement plus d'Africains équipés de smartphones que de titulaires d'un compte bancaire...

Mobile money téléphone cfa fintech

Une situation qui offre un large spectre de possibilités aux opérateurs téléphoniques, les premiers à s'être positionnés, et aux entreprises fintech qui pourraient se transformer en relais de croissance. Le lancement du désormais emblématique service de transfert d'argent mobile M-Pesa par l'opérateur local de téléphonie mobile Safaricom au Kenya en 2007, n'était qu'une réponse à un besoin inassouvi des populations.

Le service comptait plus de 25 millions d'utilisateurs en 2016. D'autres opérateurs comme Orange et MTN ont suivi le pas, réalisant, dans la plupart des cas, de bonnes performances. Ces opérateurs vont d'ailleurs plus loin et souhaitent développer de nouveaux services financiers comme le crédit, les paiements, des solutions basées sur l'Internet des Objets, les cryptomonnaies ou encore la blockchain. Des ambitions à la merci de la flexibilité des régulateurs qui vont décider d'accorder ou pas des licences spéciales pour les opérateurs voulant développer ce genre d'activités financières. Pour ce qui est des fintech, les solutions rencontrent un succès certain.

Les entreprises proposant des services financiers ont reçu près de 30 % de l'ensemble des budgets alloués aux entreprises technologiques africaines. Selon les analystes, ce chiffre ne montre aucun signe de ralentissement. Le manque d'infrastructures télécoms et d'agences bancaires ouvre la porte aux fintech pour fournir des services financiers à des millions de consommateurs qui auparavant n'y avaient pas accès. Mais ce n'est pas pour autant que ces startups vont pouvoir remplacer ou concurrencer les banques ou les opérateurs téléphoniques. D'un côté, étant dépourvues de capacités à développer leur propre réseau, ces « jeunes pousses » restent dépendantes des infrastructures détenues par les opérateurs, mais aussi de licences réglementaires pour distribuer presque tous les services financiers à forte valeur ajoutée. Du coup, tout nouveau service reste tributaire d'éventuels partenariats avec ces géants télécoms et bancaires.

L'Afrique à plusieurs vitesses

Mais contrairement à l'Occident où la course à la sécurisation des parts de marché bat son plein, la configuration est toute autre en Afrique. Les acteurs s'organisent de façon presque « naturelle » en un agencement complémentaire. Les banques vont lier des partenariats, racheter des parts dans des startups, ou bien monteront leurs incubateurs pour les aider à conquérir de nouveaux marchés, étant incapables d'innover, vu la rigidité de leurs structures. Les exemples ne manquent pas. Société Générale, par exemple, après avoir tissé des liens avec des écoles d'ingénierie informatique et des incubateurs en France, a lancé le Lab Innovation Afrique à Dakar, en 2016. Quelques mois plus tôt, la banque française a investi 1 million d'euros pour prendre 8 % du capital de TagPay, une startup française ayant développé une plateforme virtuelle de banque qui permet, via le cloud, d'offrir une large gamme de services financiers sur mobile, du transfert d'argent au paiement de proximité en passant par le règlement de factures. Avec cette solution, Société Générale vise à doubler en cinq ans le nombre de ses clients dans sept pays africains. Barclays Africa, la filiale sud-africaine de la banque anglaise (à 62 %), qui opère dans 13 pays africains, s'est associée avec le groupe américain d'incubateurs TechStars. L'idée est de se rapprocher des startups innovatrices dans les services financiers, dont l'agilité fait défaut à la banque tricentenaire.

« La concurrence des opérateurs télécoms et des fintech peut stimuler les banques et les amener à repositionner le client au coeur de leurs modèles. Une des voies observées repose sur le partenariat entre banques classiques et fintech. Les premiers amènent le financement et la reconnaissance du régulateur, les seconds l'agilité et la capacité à créer la rupture au travers d'une nouvelle proposition de valeur », explique Pierre-Antoine Balu.

Comme c'est le cas dans plusieurs secteurs, les pays et les sous-régions africaines n'avancent pas au même rythme. Dans le cas des fintech, le Kenya et l'Afrique du sud sont particulièrement avancés par rapport au reste du Continent.

Une situation qui n'est pas près de changer. Les écosystèmes de l'innovation et de la technologie étant bien rodés dans ces pays (en plus du Nigeria, et de l'Ouganda), il est prévisible qu'ils garderont une longueur d'avance. Mais il ne faut pas en déduire pour autant que ce qui marche dans un pays est garanti de réussir dans un autre. L'exemple le plus parlant est encore une fois M-Pesa. Après un franc succès au Kenya, Vodafone a tenté d'introduire le service de transfert d'argent en Afrique du sud à deux reprises, en 2010 et en 2014. L'opérateur britannique a dû jeter l'éponge en juin 2016, n'étant pas parvenu à dépasser 10 % de son objectif clients. Les spécificités du marché sont multiples, et la performance des opérateurs n'est pas le seul facteur à déterminer le succès de ces nouvelles solutions technologiques. Un autre paramètre à prendre en compte est celui de la réactivité et de l'ouverture des régulateurs du secteur financier. Dans certains pays, surtout en Afrique australe, les régulateurs montrent une certaine réactivité aux changements du marché. Dans certains cas, ils accordent des licences spécifiques pour certaines nouvelles activités. Une attitude encourageante pour les opérateurs du secteur. Dans d'autres pays, les régulateurs restent méfiants et prendront ainsi inévitablement du retard...

« The next big thing » ...

Parmi les solutions qui arrivent à grands pas sur le Continent, les crypto-monnaies et la Blockchain profitent d'un intérêt particulier, surtout de la part des cabinets de conseil. Selon un récent rapport du cabinet américain « Research and Markets », estimant que le marché mondial de la technologie des crypto-monnaies et de la blockchain enregistrera une croissance de 35,2 % au cours de la période 2016-2022, ces innovations devront trouver leur place sur le Continent à moyen terme. L'idée est simple : l'immensité des flux financiers circulant vers l'Afrique encouragera leur progression dès que la confiance des clients sera établie, afin de réduire le coût et améliorer la sécurité des transactions. D'ailleurs, la rareté des devises dont pâtissent les grandes puissances économiques continentales depuis quelques années, a déjà commencé à faire de ces monnaies, et notamment le bitcoin, une valeur refuge. Tout dépendra des régulateurs qui vont (ou pas) mettre en place un cadre réglementaire pour prévenir les risques de fraude et de cybercriminalité. Certains experts restent réservés quant à l'utilisation des crypto-monnaies.

« La blockchain, est probablement la technologie qui va révolutionner en profondeur l'Afrique. Cela permettra de créer de la confiance, de garantir l'authenticité des données et de lutter contre la fraude. À ce stade, on est toujours en phase de prototypage et d'essai. Mais, il est clair qu'une fois cette phase achevée, il y aura, à mon avis, une évolution rapide de cette technologie en Afrique », relativise l'associé chez PwC.

La Blockchain demeure « the next big thing », la future grande révolution, pour beaucoup de spécialistes de la fintech. Elle peut être présentée comme un registre comptable que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire mais qui est impossible à effacer. Les informations sont contenues dans des blocs qui forment une chaîne, d'où son appellation. Ceux-ci sont liés entre eux par cryptographie et aucun de ces blocs ne peut être changé sans que l'ensemble de la chaîne ne soit modifié. La fiabilité de la blockchain tient au fait que, pour la falsifier, il faut au moins la moitié de la puissance de calcul totale participant à la chaîne. Les experts n'ont pas fini d'identifier les possibilités d'utilisation de cette technologie. L'essentiel c'est que les banques commencent à s'y intéresser. Toutefois, la généralisation de la blockchain à d'autres usages tels que les smart contrats (des contrats autonomes qui s'exécutent automatiquement) pouvant être utilisés pour les services de cadastre, comme c'est déjà le cas au Ghana, est aux mains des régulateurs...

PETIT LEXIQUE DE LA FINTECH :

La fintech, est un domaine d'activité dans lequel les entreprises utilisent la technologie pour livrer des services financiers de façon plus efficace et moins coûteuse. Le terme « fintech » est une contraction de « finance » et de « technologie ».

Crypto-monnaies : des monnaies de forme électronique qui fonctionnent grâce à des protocoles cryptographiques. Leur principe est d'être un moyen de paiement dans un système décentralisé (peerto-peer) qui se passe du système financier traditionnel.

La Blockchain, ou en français la « chaîne de blocs », est une base de données qui gère une liste d'enregistrements protégés contre la falsification ou la modification par les noeuds de stockage. Une blockchain est donc une chronologie décentralisée et sécurisée de toutes les transactions effectuées depuis le démarrage du système réparti.

Disruption : mot anglais qui signifie littéralement dérangement. il fait partie du jargon économique des startups pour décrire les bouleversements que provoque l'arrivée de jeunes pousses dans un secteur donné.

Crowdfunding, financement participatif, ou encore socio-financement est la pratique du financement d'un projet ou d'une entreprise en levant des contributions financières auprès d'un grand nombre de personnes. Bien que le concept puisse également être exécuté par le biais de souscriptions par correspondance, d'événements de parrainage et d'autres méthodes, il est désormais de plus en plus souvent effectué via des plateformes digitales.

Mehdi Lahdidi

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